04 décembre 2023

EDGAR MORIN : DE GUERRE EN GUERRE


 

Le dernier petit livre écrit par Edgar Morin, âgé de 102 ans, est bien intéressant. Clair, simple et précis, il précise la vision du monde des guerres de ce siècle, depuis 1940 et même avant.
Nuancé et néanmoins fondé sur une idée de la Paix qui a toujours été la sienne, malgré de multiples aléas.
Le chapitre sur l’Ukraine m’apporte un éclairage que je n’ai pu lire nulle part ailleurs.

Aussi, je le reprends ici en entier. J’y ajoute une réplique polémique, et la mise au point de Alain Refalo, militant de la non-violence et de l’écologie depuis 35 ans, cofondateur du Centre de ressources sur la non-violence de Midi-Pyrénées. [1]

L’analyse d’Edgar Morin s’arrête en 2022. Nulle doute que son point de vue resterait salutaire pour la suite des événements en Ukraine, comme au Moyen-Orient.

Comme c’était prévisible, le point de vue d’EdgarMorin a suscité des polémiques, particulièrement en France, ce pays des couteaux tirés…
C’est ainsi que dans Le Monde, on a pu lire, en janvier 2023, cet article :
"« De guerre en guerre. De 1940 à l’Ukraine » : Edgar Morin se trompe de combat”

Et puis on trouvera tout de suite la réplique, émanant d’un auteur militant de la non-violence. Les opposants, qui traitent Edgar Morin de ”poutiniste” (”le parti poutinien s’est réveillé en France”) sont identifiés comme ”le parti de l’OTAN” pour lesquels ”il n’y a plus le moindre espace de débat d’idées”.

sur le Blog "Non-violence, Ecologie et Résistances".

Vous avez dit polémique ?
A chacun de juger…


 

1. EDGAR MORIN : DE GUERRE EN GUERRE

(Extrait, p. 63 à 76, 85)

La dialectique des relations Etats-Unis Russie

(...)

Dès la fin du siècle dernier et au cours des deux premières décennies de notre siècle, la position ukrainienne devient oscillante et incertaine, soumise à des élections souvent pro-occidentales, parfois prorusses ; la situation géopolitique et l’importance économique de l’Ukraine en feraient une prise capitale pour la Russie, dont elle serait en même temps bouclier, comme pour les États-Unis, à qui elles conféreraient une influence au flanc même de son adversaire.

C’est dans ce contexte qu’intervient la révolution pro-occidentale de Maidan, qui suscite immédiatement la sécession prorusse d’une partie du Donbass l’annexion de la Crimée par la Russie et une guerre interne permanente entre la province séparatiste de l’Est et le pouvoir ukrainien.

• Ukraine

L’Ukraine est une nation qui a la même origine que la Russie, mais qui s’est trouvée historiquement dépecée entre la Pologne, l’Empire autrichien, puis intégrée pour une grande part à la Russie tsariste. Elle a gardé sa langue propre, voisine du russe, et comme dans d’autres nations asservies, des intellectuels suscitèrent au XIXe siècle un courant indépendantiste.

Au cours des désordres et des guerres qui suivirent la révolution d’Octobre, l’Ukraine, sous la conduite de l’anarchiste Makhno, proclama son indépendance, mais fut conquise par les bolcheviks et incorporée dans l’URSS.

L’URSS laissa s’exprimer sa langue et son folklore, mais y réprima toute velléité d’autonomie. La riche terre d’Ukraine fut la principale victime de la kolkhozification forcée, de la déportation en masse des koulaks et surtout de la gigantesque famine de 1931. D’où un énorme ressentiment à l’égard de la Russie, ce qui explique les applaudissements, filmés par les nazis, d’une partie des habitants de Kiev à l’arrivée de la Wehrmacht.

Mais le plus grave fut que le mouvement indépendantiste ukrainien, exilé en Allemagne, s’était lié au pouvoir nazi sous la direction de Bandera, puis coopéra avec la Wehrmacht dans l’invasion de l’Ukraine et son occupation. Il constitua une administration aux ordres des nazis et participa aux exactions de l’occupant, y compris au massacre des Juifs. Vassili Grossman exprima sa douleur quand il apprit, à la libération de l’Ukraine des nazis, que sa mère vait été tuée par des Ukrainiens. Comme le rapporte Serge Klarsfeld, la devise des nationalistes ukrainiens collaborateurs des nazis de Bandera affichée dans les rues de Kiev en 1941 était : Tes ennemis sont la Russie, la Pologne et les Youpins. Bandera proclama même en 1941, sous l’occupation de la Wehrmacht, une « République ukrainienne indépendante ». Il y eut des engagements militaires ukrainiens dans la Légion ukrainienne ; l’UP A (Armée insurrectionnelle ukrainienne.) continua à combattre l’armée rouge après la guerre, jusqu’à son anéantissement en 1954. Il faut dire par contre que des milliers d’Ukrainiens s’enrôlèrent comme partisans contre l’occupant allemand.

Aussi on comprend que les volontaires étrangers qui s’engagent pour l’Ukraine en 2022 soient de deux types, le premier étant animé par l’idéal démocratique, le second, par l’idéal fasciste.

L’Ukraine est indépendante depuis 1991, suite à la dislocation de l’URSS ; c’est une nation extrêmement riche en terres céréalières, en ressources minières et industrielles. Dès le XIXe siècle, la Russie tsariste l’industrialisa ; au xx" siècle, l’Union soviétique installa dans le Donbass son industrie lourde, ses centrales nucléaires et peupla cette région d’ouvriers, de déportés, d’ingénieurs russes. L’Ukraine indépendante a bénéficié de cet héritage russe et a donc poursuivi son développement technoéconomique.

Si la Russie est l’agresseur évident mû par la volonté d’appropriation, et si son comportement est particulièrement destructeur sur personnes, biens et édifices, les États-Unis sont, depuis Maidan, inspirateurs de la politique ukrainienne, présents dans son économie, tout en lui fournissant l’aide précieuse de son système d’information et de renseignement.

Avec sa situation géopolitique stratégique proche de la Russie et son patrimoine économique, l’Ukraine est une proie d’importance, aussi bien pour la Russie poutinienne qui entretient le rêve de reconstituer l’Empire slave, que pour les États-Unis qui installeraient ainsi l’OTAN aux frontières occidentales de la Russie. En fait, l’Ukraine est l’enjeu de deux volontés impériales - l’une qui veut sauvegarder sa domination sur le monde slave et se protéger d’une nation voisine qui soit sous l’influence des États-Unis, l’autre qui tient à intégrer l’Ukraine à l’Occident et à enlever à la Russie son titre de superpuissance mondiale. Les États-Unis, en affaiblissant durablement la Russie par Ukraine interposée, élimineraient un des obstacles au maintien de son hégémonie planétaire, l’autre étant la Chine.

L’Ukraine indépendante a beaucoup évolué. Elle s’est urbanisée et les mœurs se sont occidentalisées. L’antijudaïsme populaire s’est atténué, peut-être au profit de l’antirussisme.

Le national-socialisme ukrainien constitue une minorité. Le banderisme y est certes exalté, mais comme indépendantisme à l’égard de la Russie et non comme auxiliaire de l’occupation allemande.

De même qu’en Russie, la dénationalisation générale de l’économie a profité à une caste d’oligarques, et la corruption s’est partout répandue.

Depuis l’indépendance, il y a eu alternance de gouvernements prorusses et pro-occidentaux, avec une première révolution « orange », démocratique et pro-occidentale en 2005 ; ensuite, dans une suite d’élections diversement truquées, l’Ukraine envisagea une association avec l’Union européenne, puis y renonça en 2013 sous la pression russe.

En fait, derrière la succession des présidents russophiles et occidentalophiles, c’est un conflit capital qui se joue, non seulement entre démocratie occidentalisée et despotisme russe, mais aussi entre impérialisme américain et impérialisme russe.

La révolution démocratique prooccidentale de la place Maidan, en 2014, à Kiev, renverse le président prorusse Viktor Ianoukovitch et renforce la tendance à se délivrer de la tutelle russe, mais déclenche la sécession des régions russophones du Donbass et l’annexion de la Crimée par la Russie. Les accords de Minsk de 2015 entre la Russie et l’Ukraine, sous l’égide des principaux pays occidentaux, ne réussissent pas à mettre fin à la guerre qui oppose les armées ukrainiennes aux forces séparatistes ravitaillées et soutenues par la Russie. Les accords de Minsk n’ont été respectés ni par l’Ukraine ni par la Russie, et la guerre a continué sur le front du Donbass, faisant quatorze mille morts jusqu’en 2022. Cette guerre ininterrompue est un véritable abcès qui est devenu purulent et a répandu son infection.

Il était donc prévisible - ce que j’ai annoncé dans un article de 2014 -, que tout conduise à une situation explosive.

Le 20 septembre 2019, le candidat antiparti V olodymyr Zelensky est élu président ukrainien, alors que sa judéité est connue, non seulement grâce à sa popularité de comédien, mais surtout par son hostilité aux partis et son programme contre la corruption.

Maidan fut un éveil démocratique, mais le banderisme y fut exalté. Comme le rappelle également Serge Klarsfeld :

Une des premières mesures de la municipalité de Kiev après la révolution de 2014 a été de débaptiser la longue avenue qui mène au site de Babi Yar, et qui portait le nom d’avenue de Moscou, pour l’appeler avenue Bandera, dont les fidèles ont assisté les nazis dans l’extermination de plus de 30 000 juifs, hommes, femmes et enfants dans le ravin de Babi Yar, les 29 et 30 septembre 1941, lorsque les troupes allemandes accompagnées des Einsatzgruppen sont entrées à Kiev.
Le tribunal administratif du district de Kiev avait ordonné à la municipalité d’annuler le changement de nom de deux rues principales au profit de Stepan Bandera et Roman Shukhevych, qui lui aussi était un massacreur de Juifs, et dont un stade porte le nom dans la grande ville de T ernopil. Mais le maire de Kiev, Vitaly Klitschko, a fait appel de la décision et la cour d’appel lui a donné raison. À Lviv, il y a encore deux ans des centaines d’hommes ont défilé en uniforme SS de collaborateurs ukrainiens lors d’un événement approuvé par la ville. Ces dernières années, au moins trois municipalités ukrainiennes ont dévoilé des statues pour l’adjoint de Bandera, Yaroslav Stetsko, qui, pendant la Shoah, approuvait « l’extermination des Juifs »

(Arno Klarsfeld, « L’Ukraine ne doit plus glorifier les nationalistes qui ont collaboré », Le Point, 11 septembre 2022).

Ajoutons qu’il subsiste une minorité active de nationaux-socialistes ukrainiens, dont le commandement du régiment Azov, qui s’est illustré dans la guerre civile du Donbass puis dans la défense épique d’ Azovstal, à Marioupol.

Le pouvoir ukrainien fait feu de tout bois et utilise dans sa guerre les services de ces ennemis acharnés de la Russie, mais ne peut être identifié à eux.

Il reste une complaisance au banderisme, et surtout une hystérie hypernationaliste antirusse qui a prohibé la langue, la littérature, la musique russes - la haine de la culture des peuples ennemis a été un des traits de l’hystérie de guerre de l’ Allemagne aussi.

L’Ukraine est une proie géopolitique et économique entre deux titans, vu ses · richesses considérables, notamment industrielles et minières dans le Donbass, énergétiques dans les centrales nucléaires géantes construites par l’Union soviétique.

L’Ukraine s’est réarmée depuis 2014 ; elle a bénéficié de l’aide technique et informatique des États-Unis, mais aussi en armements et en entraînement. Il y a ainsi l’influence croissante des États-Unis sur l’Ukraine, non seulement comme fournisseurs de subsides et d’armes, mais comme contrôleurs des services d’information et de renseignement, prise de possession économique, en particulier sur une partie des terres fertiles du tchernoziom. La mainmise américaine s’accroît avec l’aide économique et militaire, qui rend l’Ukraine de plus en plus dépendante de la puissance qui soutient son indépendance.

On peut supposer que sous l’emprise américaine, dont le but affirmé est « d’affaiblir durablement la Russie », le président Zelensky, qui dans un premier temps reconnaissait que la seule solution au conflit était diplomatique, devienne de plus en plus intransigeant et voie comme seule solution « la victoire ».

Sa complexité bien considérée, il est évident que l’Ukraine doit être soutenue dans son indépendance et sa souveraineté nationale.

L’Ukraine s’est renforcée alors que Poutine l’a crue divisée et affaiblie avec à sa tête un comédien devenu président ; il a cru que sa composition ethniquement duelle en faisait une entité fragile. Il savait aussi que les États-Unis, retirés d’Afghanistan, ne pouvaient envisager une nouvelle aventure militaire au loin ; plus encore, le président Biden déclara officiellement qu’en cas de guerre, les États-Unis n’interviendraient pas en Ukraine. Cette déclaration a sans doute contribué à décider Poutine à envahir l’Ukraine. On peut se demander si Biden en fut conscient lors de sa déclaration.

En somme : . si la Russie poutinienne est l’auteur de cette guerre, c’est au terme d’un processus de radicalisation réciproque ; Poutine a vu que les nations de l’Union européenne étaient divisées et il les a cru affaiblies par leurs mœurs « féminisées » que méprise son virilisme. Aussi, après avoir annexé la Crimée, péninsule tatare russifiée, en 2014, et armé les « Républiques » sécessionnistes de l’Est-Ukraine depuis 2014, il a lancé son offensive en 2022, sûr de pouvoir décapiter son pouvoir exécutif et d’obtenir la reddition de ses armées.
L’invasion de l’Ukraine et son extrême brutalité ont semé la crainte d’une hégémonie russe sur l’Europe du Nord, elle a incité les pays baltes et la Suède à entrer dans l’Otan, elle a suscité chez Ursula von der Leyen, présidente de la Communauté européenne, le soutien intégral aux demandes du président Zelensky, déclenché l’aide économique et militaire des nations européennes, totalement ralliées au soutien inconditionnel au président ukrainien, et elle a provoqué l’adoption de sanctions contre la Russie.

• La guerre

Il y a trois guerres en une : la continuation de la guerre interne entre pouvoir ukrainien et province séparatiste, la guerre russo-ukrainenne, et une guerre politicoéconomique internationalisée antirusse de l’Occident animée par les États-Unis.

Pour une fois, le prévisible s’est réalisé : dès 2014, j’étais de ceux qui voyaient une catastrophe se profiler ; dès fin 2019, les services de renseignement américains avaient signalé que les concentrations de troupes à la frontière ukrainienne annonçaient une offensive. Puis le déroulement de cette guerre fut imprévisible pour Poutine, et ses développements internes et internationaux sont encore inattendus pour tous, si ce n’est le danger énorme qu’ils font craindre.

Au lieu de déclencher un processus désintégrateur, l’invasion russe a suscité un processus intégrateur dans la résistance à l’envahisseur ; comme souvent dans !’Histoire, l’ennemi fortifie l’identité d’une nation. La haine de l’ennemi est un ciment d’unité nationale. L’unité ukrainienne est désormais consolidée par le patriotisme grâce à l’invasion ; au lieu d’accentuer les divisions de l’Occident, l’invasion russe les a pour un temps effacées.

Au lieu d’en faire une opération militaire localisée, il a déclenché une guerre économico-politique internationale.

C’est de façon tout à fait continue que le conflit russo-ukrainien est devenu ouvertement un affrontement entre Russie et Occident.


Il est évident que Poutine a pensé décapiter l’Ukraine en lançant son offensive sur la capitale, soit pour y installer un gouvernement fantoche, soit pour l’annexer. S’il avait, selon la thèse russe, contré la préparation d’une attaque ukrainienne sur la région séparatiste, il se serait borné à y déployer ses forces. Or, il est évident que son but initial était annexionniste par la conquête totale de l’Ukraine en frappant sa tête, Kiev. Mais il est non moins manifeste qu’à la suite de son échec, il s’est rabattu sur le Donbass et le Sud maritime, s’emparant de Kherson facilement, rudement de Mykolaïv, et visant Odessa. Mais l’imprévu survint avec les contre-offensives ukrainiennes libérant la région de Kharkiv, reprenant des territoires sur le front du Donbass, délivrant Kherson.

La situation est incertaine, mais il est improbable que la Russie puisse occuper toute l’Ukraine ou que l’Ukraine puisse envahir la Russie.

(…)

Grande est l’urgence : cette guerre provoque une crise considérable qui aggrave et aggravera toutes les autres énormes crises du siècle que subit l’humanité, dont la crise écologique, la crise économique, la crise des civilisations, la crise de la pensée. Qiii elles-mêmes aggravent et aggraveront les maux et la crise issus de cette guerre. Ainsi, il y avait en 2017 quatrevingts millions d’humains au bord de la famine. Puis, après la pandémie, deux cent soixante-seize millions, et actuellement, trois cent quarante-cinq millions.

Plus la guerre s’aggrave, plus la paix est difficile, plus elle est urgente.

Évitons une guerre mondiale. Elle serait pire que la précédente.

(Novembre 2022)

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Voir la suite : 

- Polémiques,
- Et la réaction… Voir l'article ci-joint

Polémiques : De guerre en guerre d'EdgarMorin


 

1. Polémiques

2. Et la réaction : une mise au point d'Alain Refalo

Il était prévisible que le point de vue d’EdgarMorin allait susciter des polémiques.

Et ce n’a pas manqué !
Notamment dans Le Monde, on a pu lire, en janvier 2023, cet article :

« De guerre en guerre. De 1940 à l’Ukraine » : Edgar Morin se trompe de combat

"Dans le nouvel essai du sociologue, d’importantes erreurs factuelles grèvent l’analyse du conflit en cours."
Par Florent Georgesco

Publié le 12 janvier 2023, modifié le 08 juillet 2023.

En voici le début :

"Nul ne pourrait reprocher à un vieux savant, auteur d’une œuvre sociologique et philosophique abondante, qui a touché aux sujets les plus divers, de ne plus avoir, à 101 ans, l’énergie et la curiosité de se consacrer avec rigueur à de nouveaux domaines. Mais alors le bon sens voudrait qu’il n’écrive pas de ­livres sur ces sujets laissés en plan. C’est pourtant ce que vient de faire Edgar ­Morin à propos de l’Ukraine en publiant De guerre en guerre, et le résultat laisse perplexe.

Le projet auquel répond ce petit livre en vaut a priori un autre. L’auteur de La Rumeur d’Orléans (Seuil, 1969) entend mettre les événements ukrainiens en perspective à partir de son expérience de la guerre, fondée sur son engagement dans la Résistance et quatre-vingts ans d’observation des crises mondiales. Il veut avertir contre les mécanismes de « radicalisation » qu’entraînerait, selon lui, toute guerre. Au premier chef, une « hystérisation » réciproque, qui pousserait à développer un « manichéisme » empêchant de se livrer à une « contextualisation » adéquate.

Comment, cependant, contextualiser sans connaître ? Passé cette leçon de choses guerrières, Edgar Morin en vient à la situation particulière de l’Ukraine, et les inexactitudes sur l’histoire et l’actualité se multiplient. Affirmer que l’Ukraine « proclama son indépendance », après la révolution d’Octobre, « sous la conduite de l’anarchiste Makhno » n’a par exemple aucun sens. C’est la Rada (le Parlement ukrainien) qui, le 22 janvier 1918, a proclamé l’indépendance, fruit d’un processus collectif sur lequel Makhno n’avait pas pesé. (…)

Lire la suite sur https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/01/12/de-guerre-en-guerre-de-1940-a-l-ukraine-edgar-morin-se-trompe-de-combat_6157642_3260.html


 

Et la réaction : une mise au point d'Alain Refalo
 

Militant de la non-violence et de l’écologie depuis 35 ans, cofondateur du Centre de ressources sur la non-violence de Midi-Pyrénées (en 2003). Professeur des écoles depuis 1990, Initiateur, en octobre 2008, du mouvement des enseignants-désobéisseurs du primaire pour résister aux attaques portées contre l’école de la République. https://alainrefalo.blog/

Le “parti poutinien s’est réveillé en France”, voici comment quelques articles à charge ont salué ce livre en témoignant du fait qu’il n’y avait plus pour ces gens-là (le parti de l’OTAN) le moindre espace de débat d’idées. Sans être même en guerre, le parti de l’OTAN, sa censure, en sont à ressusciter l’index Vatican : : si vous êtes contre la guerre, vous êtes “poutinien”, le mal. En considérant les individus désignés à la vindicte publique, j’ai pensé que le fait d’être juif, surtout si on est athée, peut parfois favoriser un certain courage face à tous les négationnismes. En effet si dans le parti “poutinien”, est-ce un hasard si c’est un descendant de Nizan (Todd), Arno Karsfeld, et maintenant Edgard Morin qui s’élèvent contre la manière dont le bellicisme occidental met ses pas dans ceux du nazisme ? En matière de réhabilitation du nazisme, il n’y a pas que l’Ukraine où l’on constate d’étranges complaisances, la réhabilitation y compris en Amérique latine et même en Yougoslavie, en Pologne est allée loin derrière l’OTAN et les USA. Déjà plutôt que de répondre à des faits, comme nous l’avons expérimenté nous-mêmes, le parti de l’OTAN, le négationnisme sans frein, a trouvé sa réponse : le parti “poutinien” se réveillerait. Quelle honte, d’abord aller jusqu’à nier des faits manifestes, ensuite de s’attaquer ainsi à l’honneur de ceux qui osent dans ce consensus indigne défendre leur refus de la guerre, du racisme, de la xénophobie.(...)

08.01.23 – Paris, France – Alain Refalo

https://histoireetsociete.com/2023/01/16/de-guerre-en-guerre-dedgar-morin/


Edgar Morin, que l’on ne présente plus, 101 ans, publie ces jours-ci un livre décapant sur la guerre, plus exactement sur les guerres, celle qu’il a vécue et celle d’aujourd’hui. Résistant, ayant combattu les armes à la main le nazisme, on ne suspectera donc pas le célèbre sociologue et philosophe d’être un « pacifiste », appellation péjorative inlassablement reprise pour discréditer toute personne qui s’élève contre les horreurs de la guerre ou tout simplement contre toute guerre. Et pourtant, ce livre, écrit dans un style incisif, bourré de références historiques précises, est un véritable plaidoyer contre la guerre, celles du passé comme celles du présent, et surtout contre celle, mondiale, qui risque d’advenir.

Son récit commence par rappeler le bombardement par l’armée allemande de la ville de Rotterdam auquel ont répondu, au nom de la lutte contre l’ordre nazi, les bombardements de plusieurs villes allemandes, faisant des centaines de milliers de morts. Il précise que « lors du débarquement allié en Normandie, soixante pour cent des morts civiles normandes furent dues aux bombardements libérateurs. C’est bien plus tard, précise-t-il, – depuis l’invasion de l’Ukraine – que monta en moi la conscience de la barbarie des bombardements accomplis au nom de la civilisation contre la barbarie nazie ». Pour ma part, c’est la première fois que j’entends un penseur français dénoncer la « barbarie » des bombardements des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale. Edgar Morin considère qu’il s’agit bien là de « crimes de guerre systémiques ». Ce qui l’amène à conclure que « si juste que fut la Résistance au nazisme, la guerre du Bien comporta du Mal en elle. »

Remontant dans le temps, Morin évoque « l’hystérie de guerre » survenue durant la Première Guerre mondiale, constituée de « la haine de l’ennemi et de sa totale criminalisation ». Il remarque que « le mensonge de guerre est l’un des aspects les plus odieux de la propagande de guerre ». Passant en revue quelques-uns de ces mensonges de l’Histoire, en URSS et en Chine, Morin ne peut que constater que « toute guerre, y compris l’actuelle, favorise des mensonges de guerre plus ou moins énormes ».

Son indignation se veut plus insistante quand il dénonce la criminalisation de tout un peuple que l’on retrouve en période de guerre. Il précise qu’il a « toujours rédigé des tracts clandestins antinazis, jamais antiallemands ou antiboches ». Cette criminalisation est un fait marquant et continu de l’histoire des nations en guerre. Elle entraîne les pires crimes contre les civils commis par des soldats, en toute légitimité et en toute impunité. Morin est catégorique : « Toute guerre, de par sa nature, de par l’hystérie qu’entretiennent gouvernants et médias, de par la propagande unilatérale et souvent mensongère, comporte en elle une criminalité qui déborde l’action strictement militaire ». C’est ce que les « pacifistes » ont toujours dit…

Morin n’est pas en reste avec la guerre actuelle. S’il condamne les manipulations, les mensonges et les crimes de guerre commis par les Russes en Ukraine, il remarque qu’en Ukraine, « la prohibition de la littérature russe, Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski, Tchekov, Soljenitsyne compris, est un signe très alarmant d’une haine de guerre non seulement contre un peuple, mais également contre sa culture ». Notre solidarité avec l’Ukraine ne doit pas nous aveugler, au point d’occulter les mensonges et les manipulations à l’œuvre aussi dans ce pays agressé.

Edgar Morin poursuit son regard sur les guerres passées et présentes en soulignant son expérience des « radicalisations qui ont déclenché le pire des atrocités de guerre et se sont terminées par les issues les plus tragiques ». Que ce soit en ex-Yougoslavie ou en Palestine, il montre que la radicalisation est indissociable de la criminalisation qui ne peut qu’engendrer des horreurs incommensurables. Tout particulièrement, il évoque la guerre d’Algérie, en précisant le rôle historique de la France dans le déclenchement des évènements et leurs développements meurtriers jusqu’à aujourd’hui. En Ukraine, selon Morin, les mêmes processus sont à l’œuvre faisant craindre « une nouvelle guerre mondiale ».

Dans son analyse de l’histoire récente de l’Ukraine, Morin est bien obligé de constater les parts d’ombre qui existent dans les choix effectués par les dirigeants ukrainiens, souvent sous l’influence grandissante des États-Unis. Ainsi comment ne pas être choqué par la décision de la municipalité de Kiev, après la révolution de 2014, de débaptiser l’avenue « de Moscou » pour l’appeler avenue « Bandera », du nom du nationaliste ukrainien qui approuva l’extermination des Juifs de Kiev en 1941. Aujourd’hui encore, Edgar Morin remarque qu’il existe « une complaisance au banderisme, et surtout une hystérie hypernationaliste antirusse qui a prohibé la langue, la littérature, la musique russes ».

Son livre se termine par un vigoureux plaidoyer pour la paix, avec des accents qui rappellent les exhortations lucides de Camus durant la guerre d’Algérie. Il s’étonne d’ailleurs que « si peu de voix s’élèvent dans les nations les plus exposées, en premier lieu européennes, en faveur de la paix ». Edgar Morin est particulièrement sévère envers ceux qui font la guerre par procuration, en livrant des armes, tout en étant sûr qu’elle ne les affectera pas sur leur sol. « Parler de cessez-le-feu, de négociations, est dénoncé comme une ignominieuse capitulation par les belliqueux, qui encouragent la guerre qu’ils veulent à tout prix éviter chez eux ». La négociation est désormais une priorité. D’ailleurs, Morin voit des signes de « réalisme » des deux côtés, y compris chez Poutine.

« J’ai écrit ce texte pour que ces leçons de quatre-vingt années d’histoire puissent nous servir à affronter le présent en toute lucidité, comprendre l’urgence de travailler à la paix, et éviter la tragédie d’une nouvelle guerre mondiale », nous dit Edgar Morin dans son ouvrage. C’est un livre éminemment pédagogique, autant pour les jeunes générations que les anciennes. Edgar Morin propose un regard neuf, original et salvateur sur la guerre en Ukraine à l’aune de sa propre expérience, de ses recherches, de sa grille de lecture toujours aussi féconde. Loin de la pensée unique qui s’exprime dans les médias toujours préoccupés de commenter la guerre « en direct », Morin, avec tout le recul nécessaire, nous invite à décentrer notre regard pour voir autrement l’événement qui s’inscrit dans une continuité historique qu’il expose avec brio.

On ne peut donc que conseiller la lecture de cet ouvrage, ni pessimiste, ni optimiste, mais profondément réaliste. Il y a urgence, clame Morin : « Cette guerre provoque une crise considérable qui aggrave et aggravera toutes les autres énormes crises du siècle ». La paix dans la justice, dans la reconnaissance mutuelle, tel est le combat prioritaire d’aujourd’hui. Car « plus la guerre s’aggrave, plus la paix est difficile, plus elle est urgente ». Comme Romain Rolland en son temps, Edgar Morin se situe au-delà de toutes les haines pour penser un avenir délivré de la malédiction de la guerre. Il nous invite à agir lucidement et vigoureusement en faveur d’une paix juste et durable en Europe.

https://agirpourlapaix.be/de-guerre-en-guerre-dedgar-morin/

Alain Refalo
Militant de la non-violence et de l’écologie depuis 35 ans, cofondateur du Centre de ressources sur la non-violence de Midi-Pyrénées (en 2003). Professeur des écoles depuis 1990, Initiateur, en octobre 2008, du mouvement des enseignants-désobéisseurs du primaire pour résister aux attaques portées contre l’école de la République. https://alainrefalo.blog/

L’article original est accessible ici
https://alainrefalo.blog/2023/01/08/de-guerre-en-guerre-dedgar-morin/

Non-violence, Ecologie et Résistances
Blog coordonné par Alain Refalo



03 novembre 2023

La Fabrique du Consommateur, pilier des sociétés marchandes


Notre monde insatiable nous désole chaque jour un peu plus. Mais à qui la faute ? A ces autres consommateurs stupides qui ne sont jamais nous? « Si personne n'achète, ils arrêteront de vendre! » ... n'est-ce pas ? Ce serait donner là bien plus de pouvoir aux individus qu'ils n'en ont vraiment, nous y compris ... Non, la machine du capitalisme est infiniment plus insidieuse. Dans son dernier livre La Fabrique du consommateur, le sociologue Anthony Galuzzo nous offre une analyse au scalpel de l'évolution de notre société entre le XIXe siècle et aujourd'hui. Un voyage dans le temps qui retrace les soubresauts de la société marchande, des premiers échanges d'hier à l'hyperconsommation d'aujourd'hui.
Lumière sur ces invisibles rouages qui nous pourrissent l'existence et la Terre avec. 


En 1800, la plupart des français étaient des paysans qui cultivaient leur nourriture, assuraient localement leur existence et fabriquaient leurs propres objets. Leur survie dépendait uniquement du fruit de leur travail. Aujourd'hui, dans nos sociétés industrielles, nous vivons tous entourés d'objets fabriqués par d'autres, composés d'éléments venant majoritairement du bout du monde, dont nous peinons à nous représenter concrètement toutes les étapes de production. 


Comment est-on passé d'une société autonome à une société de consommation? Comment cela a-t-il modifié notre rapport aux objets ? Comment ce glissement a-t-il influencé jusqu'à notre organisation sociale? Et pourquoi y reste-t-on coincés à ce point? C'est à l'ensemble de ces questions que le sociologue Anthony Galuzzo entend répondre dans son dernier essai La Fabrique du consommateur publié aux éditions Zones. Une analyse captivante de la mutation progressive de nos sociétés occidentales entre le XIXe et le XXIe siècle.

 
D'une société autonome et morcelée à l'interdépendance marchande. 


Il faut donc se représenter la France du début du XIXe siècle comme un territoire composé de quelques grandes villes et de nombreux villages isolés les uns des autres. Les moyens de locomotion sont lents et l'état des routes rend le transport de marchandises et la communication difficiles "le monde du début du XIXe siècle, s'il faut le comparer à celui qui va naître, est immobile et morcelé" . De cet isolement découle l'obligation pour les français de subvenir à leurs propres besoins. Leur horizon ne dépasse généralement pas le cadre de leur communauté. Le village d'à côté, c'est déjà l'étrange et le lointain. 


C'est donc à l'échelle de la communauté que la survie s'organise. On cultive sa propre terre, on fabrique ses propres outils, le plus clair du temps est consacré à cette entreprise de survie. Chaque foyer est un rouage essentiel de la communauté et l'individu se trouve pris dans un grand tout qui le dépasse. L'emprise de la communauté sur l'individu est totale. Les habitants participent de près ou de loin à la production de tous les objets qui les entourent, de tous les produits qu'ils consomment. C'est pourquoi les objets n'existent pas seulement comme objet mais sont pris dans un continuum cohérent allant de la production à la consommation. 


La généralisation de la machine à vapeur va renverser la donne. Progressivement, les marchandises circuleront plus rapidement et la communication devient plus aisée. L'homme se rend maître de l'espace et du temps. Il devient désormais rentable de produire à grande échelle, de mettre en place un large réseau commercial pour distribuer sa marchandise sur tout le territoire. Cette nouvelle appréciation de l'espace consacre la domination du marché grâce à son extension exponentielle et irréversible. L'accumulation du capital s'enclenche. 


Très vite, le pays tout entier se trouve pourvu en objets manufacturés. On ne cherche plus à produire son moyen de subsistance, mais à devenir soi-même un acteur du marché en vendant sa production. Les villages se spécialisent dans des savoir-faire spécifiques. Une division du travail se met en place à l'échelle hexagonale. Un nouveau rapport s'installe entre les individus et les objets: tantôt producteur, l'individu ne consomme plus ce qu'il produit; tantôt consommateur il ne participe plus à la production de ce qu'il consomme. Un lien se rompt peu à peu entre les Hommes et les objets qui les entourent. Ce sont les premiers balbutiements de la société marchande. 


Fétichisation des marchandises : perte de contact avec le coût réel de la matière. 


C'est l'un des concepts puissants du texte : ayant perdu de vue l'acte concret de production des marchandises, l'individu ne les perçoit désormais plus que comme simple objet de consommation: l'utilité finale. Auparavant, une table éveillait dans l'esprit de son propriétaire toutes les étapes de fabrication, le maîtrise du bois, le travail collectif qu'elle nécessitait éventuellement et donc les externalités sociales et écologiques des productions. Toute une mystique émanait des objets. La société marchande a détruit ce lien » le produit n'était plus intrinsèquement lié à une origine, à une production[. . .] il devenait un trésor à l'existence magique et spontanée ». 


Cette démystification de l'objet permet à la société marchande de redonner un sens à la marchandise, de manière arbitraire et dans une logique purement commerciale : « Les marchands ont, dès lors, le pouvoir d'insuffler[. . .] artificiellement une existence symbolique à leur produit. » En invisibilisant le processus de production, les entreprises ont tout le loisir de resignifier les objets à leur guise, en jouant sur des représentations positives, quand bien même celles-ci entrent en contradiction avec la fabrication de l'objet même. Par ce processus de signification symbolique, la marchandise s'affranchit totalement de sa réalité matérielle. 


Cette nouvelle existence symbolique, qui va prendre le pas sur l'existence réelle de l'objet, Anthony Galuzzo l'appelle, à l'instar de Karl Marx, la fétichisation. Un phénomène s'apparentant à l'aura qui recouvre les reliques religieuses : objets matériels certes, mais qui se retrouvent néanmoins augmentés par des considérations religieuses. Par ce processus de ·fétichisation, la valeur symbolique des objets va prendre le pas sur les valeurs d'usage et d'échange, devenant un élément déterminant dans la fixation du prix. 


Ville et centre commercial, les temples de la société de consommation. 


Dans le développement de la société de consommation, la ville tient une place primordiale. La simplification des déplacements a entraîné une augmentation de la mobilité des individus. L'exode rurale s'intensifie et la population urbaine s'accroît jusqu'à dépasser dernièrement la quantité de personnes sur terre vivant à la campagne. 


C'est là que les premiers centres commerciaux voient le jour, à la fin du XIXe siècle. Temple de la consommation, tout y est fait pour faciliter la déambulation détachée et la flânerie. Véritable lieu de sociabilisation, les consommateurs potentiels s'y perdent et se familiarisent avec les marchandises mondialisées, « déambuler entre les marchandises devenait une activité de loisir en soi, un divertissement». Cette contemplation des objets pour le plaisir de la contemplation stimule le caractère mystique de la marchandise dans le regard de l'individu. L'objet n'est plus seulement abordé sous sa valeur d'usage, ou sa valeur d'échange, mais comme une œuvre d'art à apprécier pour elle-même. 


Dans ces temples de la consommation, l'abondance est mise en scène à travers une accumulation d'articles variés. Le mode de production est passé sous silence au profit d'une imagerie de l'opulence et du luxe mise en scène dans les décorations de ces grands magasins où les beaux tapis rouges côtoient des ornements en or. 


Dans un mouvement contraire, l'acte d'achat est dédramatisé. On peut se balader librement sans acheter, être satisfait ou remboursé. Pour Anthony Galuzzo, c'est dans ces grands magasins que, pour la première fois, la mystification et la mise en scène de la marchandise se conjuguent à une démystification du processus d'achat. Nous vivons à la fois dans une société matérialiste et complètement détachée de la matière. 


La marchandise, un outil pour exister socialement 


Avec le développement de la presse et de la publicité, les grandes entreprises vont parvenir à accentuer, encore un peu plus, le capital symbolique de leurs marchandises à travers la diffusion d'images. Pour le sociologue, cette valeur symbolique conférée aux objets explique pourquoi la possession devient un moyen d'affirmer son identité. Posséder un objet, c'est posséder les caractéristiques qui l'entourent. 

 
On peut considérer le bourgeois comme la première figure du consommateur 


Au début de la société marchande, la première classe à avoir surinvesti les objets d'une valeur symbolique est la bourgeoisie. « On peut considérer le bourgeois comme la première figure du consommateur et la culture matérielle bourgeoise comme étant à l'origine d'une culture de consommation généralisée». 


« Je possède donc je suis » 


Avec la fin de la société d'ordres, la place qu'on occupe dans la société ne dépend plus d'une filiation séculaire. Néanmoins, l'aristocratie de l'époque reste méprisante à l'égard de cette classe bourgeoise, enrichie depuis peu et nourrissant, à cet égard, une sorte de complexe d'infériorité. C'est par la consommation que le bourgeois fera valoir son rang et sa place dans la société : « La bourgeoisie ainsi méprisée telle une sous-aristocratie, illégitime et vulgaire, doit conquérir sa noblesse par son mode de vie». L'accumulation d'objets devient un moyen de se distinguer de la plèbe, une manière d'exister socialement à travers les objets qui l'entourent. Pour l'auteur, la bourgeoisie cherche à combler un déficit symbolique par un style de vie démontrant sa respectabilité. 


Ce réflexe social, aujourd'hui partagé, voilà ce qui a été récupéré par la société marchande à son avantage et continue de l'être. Peut-être ce vampirisme est-il d'ailleurs la plus authentique preuve de la structure prédatrice de notre modèle. Nous nous sommes imaginés tout en haut de la chaîne du vivant, sans même comprendre que nos failles pouvaient être exploitée par d'autres forces que celles que nous connaissions. Loin de l'animal visible dont nous pourrions être la proie consciente et vigilante, notre évolution a laissé apparaître la menace d'un processus qui grandit de nos biais cognitifs et brouille nos perspectives. Si nous sommes à la merci du capitalisme, c'est que nous ne le voyons par principe jamais arriver. 


Bien sûr, un travail de déconstruction et de réapprentissage peut permettre d'en sortir, mais l'Histoire collective de notre lourde et lente métamorphose en consommateur complice reste récente, et donc portée par une certaine inertie. 


La consommation comme affirmation de soi. 


La naissance d'une culture jeune entre 1960 et 1970 répond à une logique similaire d'affirmation de soi. Une période aux perspectives fructueuses pour le monde marchand qui perçoit là un nouveau territoire commercial à conquérir. 


En effet, durant les sixties, la jeunesse se rebelle contre l'ordre établi et la rigueur parentale. Le mode de vie rangé de la classe moyenne apparaît repoussant tout en permettant à la jeunesse de jouir d'un pouvoir d'achat nouveau. Ainsi, c'est par la possession d'objets et des habitudes de consommation renouvelées que la jeunesse va se distinguer : musique, vêtement et loisir forment un nouvel archipel de consommation dans lequel la nouvelle génération va puiser les outils pour affirmer une identité singulière. 


Le désir de singularité et d'affirmation de soi ne se cantonnent pas à une fracture générationnelle, au sein même de la jeunesse, on assiste à un phénomène de segmentation grâce à la variété des modes. La jeunesse de l'époque ne forme pas une entité homogène, elle est traversée par des courants variés, allant des mouvements hippies aux mods en passant par les rockeurs. Cette complexité est d'autant plus grande aujourd'hui. A chaque courant sa musique, ses codes vestimentaires et ses spécificités. Appartenir à un courant, c'est adopter les habitudes de consommation qui lui correspondent. 


On constate le même phénomène dans les mouvements de la contre-culture. En dépit de ses caractéristiques contestataires et ses appels à la marginalisation, la contre-culture sera investie par la société marchande qui utilisera cette fibre révolutionnaire comme argument de vente. C'est par des achats spécifiques que l'on prouvera son esprit de révolte. La généralisation de la tête de Che Guevara sur toute une génération de t-shirts industriels en est l'exemple le plus connu au point où sa symbolique en fut vidée de sa substance. 


Pour Anthony Galuzzo, il n'y a pas eu de véritable rupture entre cette époque et la nôtre. En réalité, il s'agit davantage d'un processus évolutif que d'une véritable transformation. Le smartphone n'est que l'aboutissement logique d'un désir de baigner le consommateur dans un océan d'images valorisantes, de faciliter l'achat via le paiement en ligne, d'affermir la valeur symbolique des marchandises par les placements de produits sur les réseaux sociaux. Un processus dont l'auteur nous explique la naissance mais dont il se garde bien d'imaginer l'avenir. 


Ce ne sont là que quelques unes des thèses développées dans cet essai d'une richesse exceptionnelle. Loin des discours moralisateurs habituels sur la société de consommation, Anthony Galuzzo nous offre avec son essai une histoire claire et cohérente de la société marchande. Un ouvrage utile pour que chacun repense son rapport aux objets à l'heure où la crise écologique nous invite à plus de mesure. 


-T.B. 


Infos livre : La Fabrique du consommateur. Anthony Galuzzo aux Editions Zones. ISBN 9782355221422
ISBN numérique 9782355221699. 

Maintenant aussi aux Ed. La découverte 

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Lire les 25 premières pages sur Calameo : https://www.calameo.com/read/000215022d46beecc8aad
Ed. La découverte

07 janvier 2023

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