14 octobre 2022

Les ateliers d'auto-description du territoire de Bruno LATOUR


Alors qu'on est entré dans un « nouveau régime climatique», Bruno Latour réunit des citoyens désireux de redéfinir leur territoire, dans des ateliers ou chacun apprend à écouter l’autre. Pionnier de la sociologie des sciences, il estime vivre un moment exceptionnel d'invention et de créativité, et juge urgent de revoir en profondeur notre façon d’aborder les défis de l'époque.




Je reprends ici une partie tout à fait passionnante d’un article paru dans Zadik, où il décrit le processus original de ces ateliers de description du territoire.


ZADIG : Revenons aux ateliers de description du territoire que vous évoquiez. Pourriez-vous nous expliquer en quoi ils consistent et pourquoi vous vous êtes lancé dans cette entreprise ? 



B.L.: Je suis un philosophe de terrain. Quand j'ai écrit Où atterrir ? des gens m'ont appelé en me disant:« C'est très bien, mais on fait quoi?» Alors j'ai dirigé avec ma femme Chantal et ma fille Chloé, mais aussi avec des architectes et d'anciens élèves, une « recherche-action » financée par le ministère de l'Environnement pour tester l'idée de cahiers de doléances (11).

 
En me penchant sur les cahiers de doléances de 1789, j'avais été très frappé - ce qui n'est pas souvent souligné - du fait qu'ils commencent toujours par une description de la paroisse, du terroir ou encore de la corporation, et n'en viennent qu'ensuite à l'énoncé des doléances. Ces descriptions collectives étaient évidemment consignées par des gens qui savaient écrire. Ceux-ci recueillaient les différentes indignations de la paroisse ou de leur corporation, mais les cahiers étaient signés unanimement. Je me suis dit:« Tiens, je vais essayer.» 


Je suis donc allé voir mon voisin dans l'Allier, près de Moulins, où je loue une petite maison. Et je me suis aperçu avec grand intérêt que, s'il avait au départ pour ennemis les écologistes, les choses évoluaient tout à fait différemment après quelques heures de discussion, et à la fin, il n'était plus leur ennemi! Il avait resélectionné ses ennemis, en quelque sorte. Quoi qu'il en soit, nous nous sommes retrouvés, au bout du compte, dans ce village de l'Allier, avec un cahier de doléances différent par famille, et même par personne ... 


ZADIG : Pour quelles raisons n'avez-vous pas retrouvé l'unanimité de 1789, selon vous ? 


B.L.: Parce qu'il n'y a plus aucune espèce de cohésion, parce que les villages ont été complètement mondialisés, avec la présence de néoruraux, de retraités ... Faire des cahiers de doléances unanimes était impossible. Donc, après cette expérience, pour faire en quelque sorte un test, nous avons trouvé, grâce à mon épouse, un premier lieu, à Saint-Junien, dans la Haute-Vienne, puis un deuxième à La Châtre, dans l'Indre. Nous avons réuni un groupe témoin de personnes qu'elle connaissait afin d'essayer, pendant un an et demi, malgré le Covid, de pratiquer ce que j'appelle des« autodescriptions du territoire». 


ZADIG : Suivant quels principes avez-vous organisé ces ateliers, et dans quel but ? 


B.L.: L'idée n'était pas de discuter. Il fallait s'extraire de la situation actuelle. Nous avons donc dit:« On ne discutera pas, on décrira; et ce n'est pas nous qui allons vous décrire, c'est vous qui le ferez. On prendra le temps qu'il faudra.» Et nous avons accompagné cette pratique d'autodescription, car les gens étaient très tenus dans ces ateliers. Certains sont repartis furieux en disant:« Mais, moi, je suis venu pour discuter, j'ai des tas d'idées», etc

. Pourtant, on leur avait bien expliqué:« Vos idées ne nous intéressent pas, on ne veut pas vos opinions. Décrivez le territoire où vous êtes, en répondant à trois questions très simples: qui sont ceux dont vous dépendez? Qu'est-ce qui est menacé? Que faites-vous pour le défendre?» 


En situation de crise écologique, il s'avère en effet très difficile pour les gens de savoir où ils se situent. Or, si l'on ne sait pas où on se trouve, il est extrêmement complexe de préciser quels sont ses intérêts, ses amis et ses ennemis (pour le dire simplement), et d'exprimer des doléances. La particularité de notre dispositif, assez étrange, c'est que nous avons entièrement filmé nos échanges avant de rédiger un énorme rapport de 400 pages. 


ZADIG : Vous avez recouru, en outre, à des formes d'intervention artistique ... 


B.L.: Pour arriver à renouveler la question territoriale, nous avons pratiqué en effet, avec un compositeur et une metteuse en scène, des opérations d'expression corporelle, qui sont devenues indispensables du fait de la perte du politique.Je suis depuis des années préoccupé par la disparition du politique. S'il n'est pas entretenu, celui-ci peut disparaître, comme le religieux a disparu. Alors, pour parvenir à reconstituer toutes ses capacités de parole, il faut écouter, laisser les gens s'exprimer. Nous avons donc inventé toute une série de dispositifs. Les témoins de cette expérience ont été très aimables. Ils nous ont supportés pendant un an et demi et ont été transformés par cette expérience de ne pas avoir à discuter. 


ZADIG : Comment vous sont apparus les participants à ces travaux ? 


B.L. : L'État n'est plus du tout capable de répondre aux demandes. Celles-ci s'adressent à un être tellement abstrait qu'on n'arrive à rien. D'où le profond découragement qu'on a pu voir au moment des Gilets jaunes. Tout mon projet a été autorisé, si j'ose dire, permis par les Gilets jaunes. C'est à ce moment-là que la secrétaire d'État auprès du ministre de la Transition écologique, Brune Poirson, m'a appelé et m'a dit: « j'ai lu Où atterrir?, pouvez-vous faire quelque chose pour moi?» Sans elle, on n'aurait jamais eu l'argent pour faire ces ateliers. 


ZADIG : Voilà donc une responsable politique qui voulait vraiment comprendre ce qui se passait ... 


B.L.: Oui, elle me disait : « Nous sommes complètement hors-sol au ministère.» Cela l'intéressait aussi, de comparer avec l'expérience de la conférence citoyenne sur le climat (12), un autre dispositif grâce auquel l'État soumettait des questions à des gens représentatifs. Alors que nous, ce n'était pas cela du tout: nous travaillions avec trente ou quarante personnes dans deux endroits sur un sujet que ceux-ci considéraient comme vital. Avoir un sujet de préoccupation vital, c'est ça, avoir un territoire. 


ZADIG : À l'issue de toutes ces séances, quelles leçons en avez-vous tirées pour construire une action? 



B.L.: D'abord, on mesure l'énorme difficulté qu'il y a de pouvoir s'exprimer à nouveau politiquement. Ensuite, avoir l'occasion de parler avec les gens qui ne sont pas d'accord avec vous nécessite un temps extraordinaire. li faut bien se rendre compte que dans une petite ville industrielle comme Saint-Junien, où la ganterie est restée une tradition, on n'est pas isolé. Ce n'est pas du tout un bourg abandonné. Seulement, chaque fois, retrouver le politique demande du temps. Et paradoxalement, pour cela même, il faut contrecarrer la discussion politique, car cette forme d'expression est maintenant en fin de course. Si on n’y prend pas garde, on se retrouve dans une espèce d'indignation, avec des injures ou des demandes qui sont adressées à un État qui n'est pas réel. Et on n'aboutit à rien.
« Il faut absolument arriver à "reterritorialiser" nos analyses, à les faire “atterrir"» 


ZADIG: Que vous ont appris les problèmes concrets qui sont remontés? 


B.L. : Vous avez une dame qui se trouve dans la désolation. Ce qui la préoccupe - le « caillou dans la chaussure» dont parle John Dewey (13)? Les coupes rases dans sa région. On part de là et on aide la personne à mener sa propre enquête: pourquoi la forêt? Pourquoi les coupes rases? Qui les fait? Quels sont les labels qui permettraient d'offrir une protection? Pourquoi ne sont-ils pas utilisés? Les gens ont enquêté ... Pas toujours de façon très approfondie mais, du moins, certaines recherches ont remonté les chaînes de dépendance qui constituent le territoire. Il était alors intéressant de voir qu'il n'y avait plus de « local », pas plus que de « global » : il n’y avait que des réseaux concrets de connexion. Mais dès qu'on saute au niveau des généralités, qui est celui de la discussion politique ordinaire - par exemple telle qu'elle est répandue sur les réseaux sociaux - on adresse des doléances à un pouvoir qui n'a rien de réel. Il faut donc absolument arriver à « reterritorialiser » nos analyses, à les faire « atterrir». 


En un sens, cette expérience nous a prouvé que le projet de notre livre était réalisable. Maintenant, des participants à l'atelier ont repris l'idée, et on mène une autre expérience avec les nouveaux arrivants à Bordeaux. Mais le principe reste le même. Bordeaux est cette fois une grande ville. Ses habitants, qui sont dotés d'un capital culturel plus important, ses élus, tous ont été bouleversés par l'expérience. Ce n'est pas du tout ce qu'ils attendaient d'une discussion politique. Du coup, ils ont retrouvé des capacités d'expression qui s'étaient perdues dans le brouhaha, sur fond de désespoir et d"indifférence molle. 


ZADIG : Avez-vous des exemples de problèmes concrets qui sont ainsi remontés? 


B.L.: À Saint-Junien, beaucoup de temps a été consacré à la question de la viande, parce qu'évidemment le Limousin est une région de viande, qui vit essentiellement de l'élevage des vaches; or, un certain nombre de participants étaient végétariens ou essayaient de l'être. Nous avions un couple d'éleveurs absolument formidables, qui nous a beaucoup appris et à qui nous avons pas mal appris aussi. Ils étaient à la FNSEA. mais, en parvenant à admettre l'existence des végétariens, ils ont complètement modifié leur ferme. On a beaucoup travaillé cette question parce que, justement, il y avait derrière toute cette affaire de la refonte de la PAC. La question se posait de façon très simple quand l'agriculteur faisait sa description devant le petit jeune végétarien ... 


ZADIG : Vous les aviez donc réunis? 


B.L.: C'est ça, l'idée. Tout est collectif, du début à la fin. On n'a pas le droit de discuter les uns avec les autres; en revanche, on écoute l'éleveur décrire son monde en ennemi des écologistes, puis le petit jeune décrire son propre monde ... Nous avons inventé un dispositif un peu théâtral, une boussole, sur laquelle chacun se place (14). On ne cherche pas de réconciliation, mais le déploiement devant le groupe d'un monde contradictoire. 


ZADIG: S'écoutent-ils vraiment les uns les autres? 


B.L. : On se décrit. on s'écoute soi-même d'abord ! Et les lignes de fracture ont ainsi changé. On s'aperçoit qu'au-delà de la question des écologistes ou des végétariens, c'est l'avenir du Limousin qui se pose s'il n'y a plus que des friches et que les vaches disparaissent ... Cela a pris un an et demi. Il y a eu un essaimage à Ris-Orangis, un autre à Sevran ... Nous ne sommes pas arrivés à des doléances communes, comme je le pensais au début - pour cela, il faudrait des groupes homogènes : les éleveurs du Limousin, ou ceux de Saint-Junien, etc. En revanche, ce que chacun d'eux a fait, c'est creuser ses propres doléances. C'est très intéressant. Par exemple, un éleveur du Jura a commencé à décrire tous les jobs qui pourraient exister par chez lui. On a alors vu que de nombreux métiers seraient possibles dans ces campagnes, à condition d'adopter un autre mode de vie. Et il s'agissait de métiers nouveaux, et non d'un retour aux métiers anciens.
Chacun des participants poursuit donc maintenant sa propre enquête. Nous les suivons parce que nous sommes devenus très amis avec, ils nous ont beaucoup appris. Ce n'est pas encore très abouti, mais nous avons quand même validé un certain nombre d'hypothèses. Quand nous avons essayé d'organiser des ateliers avec les administrateurs des territoires, nous nous sommes aperçus qu'ils étaient pas mal perdus, eux aussi.


ZADIG : .A qui pensez-vous exactement et pourquoi dites-vous qu'ils sont perdus ? 

image Serge Bloch,  auteur-illustrateur, ZADIK le mag 


B.L :Je pense aux services délocalisés de l'Etat. lis ne voient plus les habitants. n'en ont plus le temps et même plus le droit parce qu'ils sont juste en contact avec les communautés de communes. Ils sont en plus dans une situation de détresse très profonde.Je n'imaginais pas me retrouver dans une campagne où les services de l'État chargés de ces questions ne sont plus présents. Il est vrai que c'est compliqué maintenant: les territoires sont tellement dispersés, les géographes le montrent depuis longtemps ... Mais qu'un petit village ne puisse pas imaginer une simple réunion pour que s'expriment les doléances communes, c'est quand même très troublant.


 

ZADIG : Pensez-vous que les politiques qui ont pris connaissance de tout ce travail vont essayer d’agir, justement ? 


B.L: Non. parce que ce n'est pas “actionnable”: on ne peut rien en tirer du point de vue pratique, ce n'est pas le but d’ailleurs. Curieusement. ce qui a retenu leur attention, c'était précisément qu'on leur offrait non pas une étude sur un territoire. mais des gens qui se posaient leurs propres questions. Cela les a beaucoup intéressés - pas tellement les politiques, mais du moins les administrateurs. L’autre chose qui leur a plu. ce sont les activités artistiques. Alors qu'au début, quand on a proposé ce projet, l'idée que soient présents un compositeur et des « thèâtreux » leur paraissait étrange, ils ont finalement trouvé cela passionnant. 


“Quelles frontières pour un État moderne capable d'aborder la question écologique ?” 


ZADIG : vous disiez tout à l'heure qu’un territoire n'existe pas en tant que tel; mais à travers un réseau de dépendances. Pour agir dans le domaine de l'écologie. pour le climat, la France, en tant qu'entité, peut-elle quelque chose ou est-elle trop dépendante d'éléments extérieurs ?


B.L :Je ne suis pas vraiment politiste. Quelles frontières pour un Etat moderne capable d'aborder la question écologique? C'est une immense interrogation. L'expérience européenne est parmi les plus intéressantes qui soient. L'Europe, par se taille et par l'intrication des questions qui y sont traitées, peut être une réponse. Mais quelle serait la logique administrative qui permettrait de suivre la variation d'échelle des sujets de controverse ? Ce n'est pas une question simple. Si vous prenez l'histoire des néonicotinoïdes dans le traitement de la betterave (15), vous allez être confronté à des problèmes qui se situent à des échelles très différentes, parfois d'ailleurs au niveau de Bruxelles .. On est donc à la recherche d'une autre définition du territoire. qui abandonne l'opposition “local-global” et la remplace par une attention aux connexions, aux opérations d'attachement et de dépendance. Est-ce que ça modifie la carte administrative de la France? Oui. évidemment puisqu'elle date de la Révolution française pour le département puis de la modernisation de l'après-guerre. Or, on n'est plus face aux mêmes enjeux. Il va donc bien falloir se poser la question du territoire national. 


ZADIG : Cette carte de France est-elle aujourd'hui à ce point inopérante au regard des enjeux écologiques ? 


B.L: En tout cas, son inadéquation est une des raisons pour laquelle les gens ne savent pas où se situer, “où atterrir”. Mon hypothèse générale, c'est qu'il ne sert à rien de vouloir “changer les mentalités”. Si ces mentalités existent c'est justement parce que le monde est devenu tellement différent qu'il n'est plus descriptible: on est dans l'indignation, dans la peine, dans l’embarras. mais plus dans l'action. Ce qui est tout à fait passionnant dans notre étude, c'est de pouvoir observer concrètement la manière dont les gens se transforment, la façon qu'ils ont de reprendre pied. alors que la situation reste aussi horrible qu'avant. Ils n'ont pas résolu le problème, mais ils sont en puissance d'agir. Après tout, on a inventé l'État moderne. on pourrait donc bien le “désinventer” pour imaginer autre chose. On est au milieu de la bataille. 


“La division entre géographies physique et humaine a été une immense catastrophe. le manuel de terminale est un scandale absolu” 


ZADIG : Quelles sont les disciplines auxquelles il conviendrait de faire appel pour résoudre ces questions ?


B.L: Sur ces sujets de territoire. je fais d'abord appel aux sciences. Qu'est-ce que c’est un territoire? De quoi est-il fait matériellement? Mais la division entre géographie physique et géographie humaine a été une immense catastrophe déjà là derrière moi {dans sa bibliothèque, ndlr}. le manuel de géographie de terminale: c'est un scandale absolu, il s'agit d'un livre sur l'expansion spatiale du capitalisme, l'histoire des conteneurs ... Il n'y a aucune géographie physique dedans. J’exagère à peine. Or, c'est l'enseignement qu'on donne aux terminales en ce moment. C'est quand même assez surprenant.
Cette coupure en deux affecte aussi les sciences traitées dans un autre cours, celui des sciences de la Terre. Or, celles-ci, avec l'étude du climat et l'apparition de la notion de zone critique (16), se sont tout à fait renouvelées dans les trente dernières années. Il faut observer dans toutes leurs dimensions concrètes: le cycle du carbone, suivre comment les rivières transportent les produits chimiques, savoir ce que c'est qu'un sol, un humus, etc., sinon vous êtes dans un monde qui est une abstraction. On devrait aussi s'appuyer sur les arts, arriver à mettre en relation des scientifiques spécialistes de la terre avec des artistes. pour renouveler nos façons de voir (17). Il faudrait refaire ce qu'a été la grande géographie française au XIXe siècle. mais qui a été complètement abandonné au XXe. La priorité, pour moi, c’est cette science des vivants, d'un monde construit par les vivants. À mon avis, cela changerait beaucoup de choses. Mais j'ai encore de la peine à convaincre… 


ZADIG : Pensez-vous que votre formation et vos réflexions philosophiques ont aujourd’hui pris une valeur nouvelle ? Est-ce que, comme philosophe, vous étiez préparé à ces nouveaux impératifs écologiques et climatiques ? 


B.L: Un des éléments essentiels, et qui est toujours: oublié, c'est qu'il faut s'intéresser aux sciences dans leur pratique et non dans leur idéologie. Voilà ce que j'ai fait pendant vingt-cinq ans. Ensuite, j’ai travaillé sur la théorie sociale : de quelles associations une société est-elle composée? Cela fait quand même quarante ans que mes amis et moi. nous travaillons ces questions. Je n'ai pas: été particulièrement en avance sur celle de l’écologie, mais il y avait des gens bien plus informés que moi depuis bien plus longtemps - notamment Michel Serres (






18). dont j’ai été l'ami. On avait les outillages nécessaires. C'est d'ailleurs l’objet du petit mémo que je viens de publier avec Nikolaj Schultz. Mémo sur la nouvelle classe écologique. 


ZADIG : Après avoir grandi en province et vécu à l'étranger, vous résidez depuis longtemps à Paris. Vous êtes-vous attaché à cette capitale aussi ? 


Je n’ai pas d’attaches à Paris…
(...)

« Je n'ai pas vécu de période plus riche intellectuellement et artistiquement que maintenant » 


ZADIG : L'opposition entre Paris et la province continue-t-elle selon vous d avoir du sens? 


B.L.: Je ne peux pas vraiment vous répondre. La seule chose qui me stupéfie, chaque fois qu'on est en province, c'est le nombre de personnes intéressantes et l'incroyable richesse des gens. Prenez Saint Julien, c'est un endroit passionnant, avec des innovateurs de tous les côtés; à Bordeaux, mais aussi à Toulouse ou à Grenoble, là où l'on fait nos ateliers, c'est inouï le nombre de gens intéressants.
La superstructure médiatique et académique a beaucoup de difficultés à appréhender cela. Les gens se plaignent qu'il n'y a pas de liens intellectuels en France, c'est une erreur absolue. On parle de dépression, de l'extrême droite ... Mais moi, je n'ai pas vécu de période plus riche intellectuellement et artistiquement que maintenant. Les années 1960 furent des années sinistres, il ne faut pas l'oublier. Il y avait bien sûr Foucault, Deleuze ... mais il y avait les communistes partout, une interdiction de parole complète, une gauche militante totalement fermée ... La France doute d'elle-même alors qu'elle est dans une période de création, d'innovation intense, de réflexion ahurissante. Évidemment, le système académique n'enregistre pas cela. Mais le nombre de gens que je connais qui travaillent sur ce sujet et qui n'ont pas de job permanent, je les compte sur les doigts de plusieurs mains. C'est un vrai problème. Je sais, par mes travaux à Sciences Po, la difficulté qu'il y a dire : « Ce sont des sujets fondamentaux. Il y a plein de gens intéressants, embauchez-les ! » 


ZADIG : Est-ce un manque de curiosité, de prise de conscience? 


B.L.: C'est l'idée, fausse, que les questions écologiques sont des questions à part et non des questions centrales pour l'ensemble des disciplines. Pourtant, elles sont cruciales pour la sociologie, pour le droit, pour la littérature, pour la politique, pour la religion ... La question écologique n'est pas un sujet de plus. 

________

NOTES

11. Un travail entrepris en parallèle des « cahiers: de doléances » mis à disposition dans les mairies, lors. de la consultation nationale décidée après. le mouvement des Gilets jaunes, initiative qu'il jugeait insuffisante. 


12. Assemblée de 150 citoyens tirés au sort, constituée à la demande du gouvernement en 2019 afin de définir des mesures structurantes pour réduire les émissions de C02 nationales. Elle rendit, en 2020, 149 propositions, mais jugea sévèrement leur faible application. 


13. Dans le Public et ses problèmes (1927) le philosophé américain (1859-1952) écrivait:« C'est la personne qui porte la chaussure qui sait le mieux si elle fait mal et où elle fait mal, mème si le cordonnier est l'expert qui est le meilleur juge pour savoir comment y remédier.» 


14. Le participant se place au centre d'un cercle trad au sol. Derrière lui, à sa droite, ce qui le fait vivre ; à sa gauche, ce qui le menace. Devant lui, à droite, ce qui améliore ses « conditions d'habitabilité»; à gauche, ce qui les détériore. S'ensuit un “exercice d’autodescription" pour nommer ces éléments. 


15. Dont la réautorisation temporaire par dérogation, notamment pour lutter contre l'émergence massive de la jaunisse de la betterave, fait polémique. 


16. Fine pellicule de la planète comprise entre la basse atmosphère et le sous-sol, où se concentre la vie. Elle joue un grand rôle dans la régulation du Système Terre et de ses cycles biochimiques (énergie, carbone ... ), qui influencent le climat. Son étude implique de ne pas séparer activités humaines et naturelles. 


17. C'était l'objet de l'exposition « Critical Zone: Observatories for Earthly Politics », organisée par Bruno Latour et l'artiste autrichien Peter Weibel au Center for Art and Media de Karlsruhe, en Allemagne, de mai 2020 à septembre 2022. 


18. Bruno Latour a publié en 1992 ses entretiens avec le philosophe des sciences (1930-2019), intitulés Éclaircissements. 


__________

Lire l'article entier dans le magazine ZADIK (en pdf) ou dans mes "peartrees" 


______________________________

 Voir aussi les vidéos enregistrées par Bruno Latour sur Arte :

https://www.youtube.com/hashtag/brunolatour

13 août 2022

Le nouveau Guide de gestion des terres publiques


Et si le foncier public constituait un levier direct pour des politiques alimentaires (économiques et environnementales) relocalisées? 
 

La Foire de Libramont 2022 a été l’occasion pour Terre en vue et Crédal de lancer la diffusion d’un nouveau guide sur la "Gestion des terres publiques". 

En voici quelques extraits. C’est une problématique qui me tient à coeur.

"Agir localement" dit la formule, pas seulement penser globalement !
Voici un sujet qui peut concerner tout le monde, puisque chacun est citoyen d’une commune. En Belgique, certes, mais cela peut aussi donner des idées à d’autres, à l’extérieur de la Belgique et de la Wallonie…

https://terre-en-vue.be/IMG/pdf/2022_tev_terrespubliques_web.pdf

1. Préserver la biodiversité sur les terres publiques ?

Le bail à ferme tel qu'entré en vigueur en 2020 permet dans certaines situations de préserver voire encourager le développement de la biodiversité dans les terres agricoles.
Lors de la conclusion du bail, la nouvelle législation prévoit la possibilité pour le propriétaire public de protéger ces différents aménagements Identifiés dans l'état des lieux. Lorsque la parcelle est en prairie permanentes. son maintien peut être exigé. Dans le même ordre. lorsque cette parcelle présente une pente de >10%. des mesures visant à lutter contre les coulées de boue sont possibles.
Il est possible de mettre des clauses environnementales (ou sociales) complémentaires si on est dans un contrat de type comodat (gratuit) ou une emphythéose. De même, s’il s'agit “d’essarts” (voir plus loin).

2. Une opportunité pour soutenir un projet social et alimentaire ?

La sécurité alimentaire n'est plus une priorité pour les pouvoirs publics : la nourriture vient à nous mais on ne sait plus comment. On ne stocke plus, on ne produit plus sur un territoire donné qu'une Infime partie de ses besoins. 


Cela n'a pas toujours été le cas. le rôle historique des Bourgmestres était d'assurer la sécurité collective, notamment sur l'alimentaire. Les sociétés de pénuries au Moyen âge avaient des stratégies alimentaires publiques élaborées de gestion de stock, des productions alimentaires afin de limiter les disettes. 


Au XIXe siècle. dans nos contrées. les pouvoirs communaux mettaient gratuitement à la disposition des chefs de famille les terres et bois communs à la condition que ceux-ci effectuent eux-mêmes et sans frais pour la commune l'essartage de ces bois et leur transformation en terrains de culture. Ces fameux (es)sarts communaux font encore partie de notre environnement. On en retrouve la trace dans de nombreux toponymes et parmi les biens des communes. 


S’il s'agit d'essarts, le règlement communal pourrait apporter des clauses complémentaires. L’idéal, toujours, c'est que ces clauses soient proportionnées, liées à votre politique, et équitables.
Au XXe siècle, les Commissions d'Actions Publiques puis les CPAS héritent d'une partie de ces patrimoines, avec la mission de le gérer et l'exploiter au mieux afin d'en tirer le meilleur revenu au profit des habitants les plus démunis. Depuis, dans la majorité des cas, ces terres sont confiées aux agriculteurs pour y cultiver, élever du bétail. Aujourd'hui, essarts, terres publiques, etc ... représenteraient donc environ 50.000 hectares. (Analyse CPTD https://cpdt.wallonie.be/sltes/default/files/ r3_rapscientifique_201712.pdf)

3. La sécurité sociale de l’alimentation

Aujourd’hui,  les questions de sécurité et de souveraineté alimentaire posent le constat suivant : une fraction croissante des ménages Belges peine à s'alimenter convenablement.
Certaines communes ont fait ce pari en soutenant et développement des projets de production alimentaire sur leurs terres publiques. Elles ont pu mettre en place des mécanismes de soutien public sous le mode de la sécurité sociale de l'alimentation. Ce faisant les communes permettent de soutenir des prix accessibles pour certains publics précarisés tout en garantissant un certain prix juste pour les producteurs. La ”sécurité sociale de l’alimentation” est un concept né en France depuis quelques années et qui commence à faire des émules en Belgique. 


Crédal, partenaire du projet «Terres publiques», étudie ces projets qui émergent et qui sont sources de grande créativité dans les mécanismes de soutien aux familles.
Il existe des initiatives portées par les pouvoirs publics ou des projets soutenus par ces derniers. Le soutien peut être
    - direct : le CPAS achète les denrées alimentaires à un producteur local dans l'objectif de les fournir à prix réduit à ses bénéficiaires, ou
    - indirect le pouvoir public soutien le(s) producteur(s) en contrepartie d'une vente à prix accessible vers un certain public : mise à disposition d'infrastructures, de main d’oeuvre, d'outils, etc ..

4. L’insertion socioprofessionnelle dans l'agriculture

Un des mécanismes possibles pour résoudre la difficile équation entre “accessibilité” et “rémunération juste”, tout en formant des personnes éloignées du marché de l'emploi, est l'agriculture en Insertion socio-professionnelle (ou ISP). De nombreux CPAS de notre pays ont activé sur leurs terres publiques des projets intégrant l'ISP et engrangés de belles expériences.(Cf. Le potager Saint Germain de Pepinster, p. 19 du “Guide”)

5. Je commence l'inventaire de mes terres publiques

Pour fin 2024, selon les dispositions de la nouvelle Loi sur le bail à ferme, les autorités publiques sont invitées à convertir les baux ou accords (de tous types) sur leurs terres en baux écrits. 


Voir les exemples ou suggestions de réflexions et d'action qui peuvent aider une autorité à enclencher ce processus, p. 20 du “Guide de gestion des terres publiques” (Cf. Annexe 1)

6. Le processus d'attribution des terres, 
un outil au service d'une politique de gestion des terres publiques ?  

- Un Arrêté du Gouvernement wallon du 20 juin 2019 détermine la façon dont les pouvoirs publics doivent mettre leurs terres en bail à ferme. (...) 

- La nouvelle loi sur le bail à ferme qui régit ces procédures permet également d'envisager d'autres critères ou d'éléments contractuels! Ceux-ci peuvent être construits en considérant le contexte et les objectifs du pouvoir public. (...) 

- Les projets des propriétaires publics peuvent être intégrés dans la politique de gestion des terres agricoles. (...)

7. Vendre (seulement) s’il le faut vraiment… 
mais vendre avec un projet politique !

___________________________

Annexe 1

Extrait du “Guide de gestion des terres publiques”  (p. 20)

Pas facile, dès lors de s’y retrouver lorsque l'on n'a pas eu de personnel pour gérer tout cela depuis de nombreuses années ! Comment tenter de prendre le problème par un bout ou un autre afin d'éviter de se perdre pour de nombreuses années dans les caisses d'archives ? 

Dans notre travail avec les acteurs publics confrontés à ce genre de situation, nous tentons de voir avec eux comment déterminer des priorités de tri des parcelles. Ces priorités sont définies avec eux en fonction de leurs objectifs. 

Voici quelques exemples ou suggestions de réflexions et d'action qui peuvent aider une autorité à enclencher ce processus : 

• Avec votre service d'urbanisme, identifiez toutes vos parcelles cadastrales;
 • Sont-elles en zone d'habitat (à caractère rural), en zone agricole?
 • Ces terres sont-elles déclarées à la PAC? (information anonymisée disponible en accès public sur WALONMAP);
 • Disposez-vous d'un bail écrit pour ces terres? Si pas, c'est peut-être un bail oral, ou un essart régi par un règlement communal. ou encore un comodat ? Commencez le travail avec ces derniers.
• Questionnez-vous sur le meilleur bail pour les agriculteurs de votre commune et par rapport à vos objectifs.
 • Disposez-vous d'un paiement pour ces terres? Votre service financier vous fournira toutes les réponses.
 • Quel est votre objectif?
      > lutter contre les coulées de boue ou le risque d'inondation ? Je regarde les parcelles qui, grâce à Walonmap, sont concernées par ces phénomènes;
      > Soutenir l'installation des Jeunes et le transfert des terres des plus âgés vers les plus jeunes ? Je vois quelles parcelles sont occupées par les agriculteurs ayant plus de 67 ans, l'âge de la retraite;
      > Trouver des terres propices au maraichage ? Je trie mes parcelles de + de 0,5 ha, situées le long d'une route ou pas loin, proches d'un bourg, éventuellement avec accès à l'eau et à l’éléctricité;
      > Développer une stratégie commune à tous les propriétaires publics de votre commune ? Demandez à votre service urbanisme de vous identifier les propriétés en zone agricole de toutes les autorités publiques présentes sur votre commune;
 • Vous craignez une pollution du sol non propice à l'agriculture ? Identifiez (encore grâce à Walonmap) les terres susceptibles d'être polluées et programmez des analyses de sol.

Annexe 2 

Présentation du "Guide de gestion des terres publiques"

Cette première édition d’un nouveau guide sur la "Gestion des terres publiques" à la Foire de Libramont 2022 est le fruit de nombreuses rencontres de terrain depuis le printemps 2021 avec une diversité de propriétaires publics de terres agricoles : CPAS, communes, intercommunales, fabriques d’église, …

Ce guide est une mine d’or à destination de tout propriétaire public qui souhaite s’engager dans une démarche de valorisation de ses terres agricoles en soutien à une agriculture familiale, durable, locale.
Le guide répondra au mieux à toutes les questions que suscite une telle démarche :
  -  inventorier ses parcelles,
  -  mettre en place une politique foncière,
  -  trouver les locataires inconnus,
  -  la législation sur le bail à ferme,
  -  les terres agricoles au profit de la biodiversité, de l’insertion sociale et de la sécurité alimentaire locale,
  -  les différents processus d’attribution d’une terre,
  -  ...

VOIR des extraits de la présentation faite lors de la conférence à la Foire de Libramont dans l'Annexe 3
_________

Annexe 3

Extraits du diaporama de la conférence Terres publiques, Libramont, 29 juillet 2022

https://terre-en-vue.be/IMG/pdf/20220728_presentation_tev_credal_foire_de_libramontvf.pdf

1 Contexte et constats
2. Les terres agricoles publiques
3. Présentation de Terre en vue et CREDAL - Mission générale et mission « Terres publiques »
4. Des terres publiques pour des projets nourriciers ... et publics.

1. Les terres agricoles publiques = les terres cultivées

dont le propriétaire est un acteur public,
dont le financement est issu de fonds publics :
commune, CPAS, fabrique d’église, intercommunale,
administration(s) régionale(s), provinciales, la Défense,
société de logement, RTBF, SNCB,
sociétés de gestion de l’eau (SPGE, SWDE), SOWAER, …..

Les terres agricoles : des biens communs inscrits dans notre législation

Que ce soit au sens du Code wallon de l’agriculture, du Code du développement territorial ou du Code de l’environnement, le territoire wallon, son agriculture et son environnement constituent notre patrimoine commun. Ce concept n’est pas un alliage de beaux mots: il fonde et oblige juridiquement l’action des pouvoirs publics. La terre n’est en effet pas un bien comme un autre. Elle revêt une utilité sociale et collective évidente, conditionnant notre survie même et l’exercice de plusieurs droits fondamentaux.
Plus que toutes autres, les terres publiques peuvent et doivent être gérées en bien commun.

Les terres agricoles publiques en Wallonie :

- Communes : 27.800 ha
- Fabriques d’églises : 11.500 ha
- CPAS : 10.800 ha
- Wallonie : 6.500 ha
- TOTAL : 57.000 ha = 8% UAA (surface agricole utile)

2. Contexte et constats

- Il n'y a pas ou (très) peu de politique foncière publique;
- Le patrimoine foncier est (souvent) considéré comme un simple actif immobilier
        - qui se vend ( et constitue une “réserve”)
        -  se loue, rarement avec une intention politique
- C'est une matière qui requiert plusieurs compétences (finances, patrimoine, urbanisme, agriculture)
        - qui est donc nécessairement transversale et donc, complexe à gérer/coordonner;
        - il est rare d'avoir du personnel en charge de cette matière de manière transversale

- Ce sont les CPAS qui
        - (en général) ont le plus de terres (mais ce n'est pas systématique);
        - ont le plus souvent un projet / une intention sur leurs terres publiques;
        - (en général) ont la gestion la plus organisée/rigoureuse
        -  l'enjeu financier est important

- Les informations relatives aux terres publiques sont insuffisantes :
        - leur vente ne fait pas l'objet d'un recensement spécifique à l'observatoire du foncier agricole (lien avec CAI?)
        - les donnée quantitatives à leur propos sont insuffisantes

- L'accès à l'information relative à la mise en adjudication des terres publiques
est insuffisante pour les agriculteurs en installation  

- La gestion des terres publiques est une matière qui a souvent été abandonnée ;
        - la remise à niveau (exemple: dans le cadre du nouveau bail à ferme) est lourde, lente et complexe ;
        - la population des agriculteurs est très vieillissante du fait démographique et faute de renouvellement de l'octroi des terres


- Lors des ventes de terres, les propriétaires publics contribuent -dans leur proportion- à la spéculation; 

- L'échéance de renouvellemenet des baux, les inondations, la relocalisation de l'alimentation ... sont des « opportunités » qui remettent les terres publiques à l'agenda de certaines communes.  

- Les jeunes agriculteurs ont très difficilement accès aux terres, tant à l'achat qu'à la location
        - leur prix est trop élevé et non régulé
        - malgré la réforme, l'accès aux terres locatives est très difficile pour ces
Jeunes
        - il y a de nouveaux acteurs fortunés qui accèdent aux terres

- pour soutenir les jeunes agriculteurs, dans un contexte aggravant d'agriculteurs vieillissants, le rôle des terres des des propriétaires publics est fondamental.

ENJEUX et DEFIS

• Nourrir aujourd'hui et demain en temps de crises/changements ? 

• Vieillissement de la population d'agriculteurs avec peu de reprise d'exploitations
        -> Perte du nombre d'exploitations (par accroissement des autres exploitations) ~ concentration des terres
        -> Perte de résilience alimentaire

• Accroissement du prix des terres

• Adaptation aux changements climatiques
        -> Quel rôle pour les propriétaires publics ?  

Quelle politique pour mes terres publiques ?
En quoi mes terres publiques peuvent-elles être un levier de ma politique institutionnelle ou contribuer à une politique ... ?
- agricole
- alimentaire/nourricières
- sociale
- environnementale
- climatique
- …

3. Présentation de Terre en vue et CREDAL

CRÉDAL :
...est une coopérative de finance éthique
- placement éthique, du crédit alternatif et de l’accompagnement de projets.
- initier, de développer, de financer des systèmes alimentaires locaux, durables, équitables

Crédal finance et accompagne depuis plusieurs années les entrepreneurs qui, seuls ou à plusieurs, ont des projets agricoles et en alimentation durable.

Terre en vue (10 ans) :
    • 2012 : Faciliter l'accès à la terre pour des fermes agroécologiques
    • 2021 :
        - Accompagner les propriétaires publics pour (re)mobiliser leurs terres agricoles
        - Définir et mettre en place leur politique de gestion des terres publiques

4. Des terres publiques pour des projets nourriciers / publics ...

Objectifs potentiels d'une politique foncière ?

- Nourrir les citoyens de ma commune
- Intégrer la réforme de la loi sur le bail à ferme
- Sécuriser le foncier des agriculteurs
- Gérer le patrimoine public en bon père de famille
- Intégrer la réforme de la loi sur le bail à ferme
- Etablir des baux écrits
- Répondre à la perte
- Installer des jeunes agriculteurs
- Quid de la prescription acquisitive à 10 ans?
- Lutter contre l'érosion et le ruissellement
- Prévenir les inondations
- S’adapter au changement climatique 


Des propriétaires publics en mouvement ....
    • sont garants de la bonne gestion du patrimoine public (respect des procédures de soumission) et donc des terres agricoles publiques ;
    • en Wallonie, échéance de 2025 pour que tous les baux soient écrits ;
peuvent agir comme coordinateurs de tous les propriétaires publics présents sur leur territoire ;
    • ont des moyens, dans le cadre de la gestion de ces terres, pour agir sur l'agriculture de leur territoire avec, notamment des possibilités légales de :

- louer avec des critères d'attribution pouvant soutenir des jeunes agriculteurs, des petites exploitations, la biodiversité, la lutte contre l'érosion, les inondations ... ;
- vendre à prix fixe avec également des critères d'attribution spécifiques;
- développer des projets particuliers qu'ils soient sociaux (CPAS), au service de la collectivité ...

5. Grandes étapes

1 Caractériser les besoins et objectifs des acteurs Identifier les terres utiles/ disponibles
2 Identifier un projet pour la commune
3 Identifier des porteurs de projet
4 Pérenniser


1) Caractériser les besoins et objectifs des acteurs

    Formuler une stratégie publique foncière en actions et priorités d'action 


           1- Identifier les intention~ politiques existantes


            2- Analyse de contexte
                - Interne

Quelles infos sont disponibles?
(carte, liste de parcelles, baux, paiements ... ),
inventaire

              - Externe

Acteurs, besoins et typologie des agriculteurs,
consommateurs, prix des terres, transmission ...
    Des objectifs politiques sont définis 

           3- Constituer un groupe «projet»

Selon les cas, avec acteurs internes (administration, collège, .. )
et externe (agriculteurs, CLDR, notaires, ceintures alimentaires, GAL, PN…)

2) Identifier les terres utiles/ disponibles

1. Faire l’inventaire des informations disponibles
(carto. reglts. baux. liste locataires, paiments)
2. Demander la liste des opérateurs publics
(Réaliser la cartographie)
3. Élaborer des  critères prioritaires de tri
(Existence ou pas de bail, âge du locataire. repreneur, localisation, taille, affectation, occupée,…)
4. Identifier les parcelle les plus intéressantes, disponisables à CT
(Identification du potentiel de la parcelle, visite de terrain, état des lieux,…)
-> Identifier des parcelles disponibles
5. Comprendre le statut de location de la parcelle
(Rencontrer les occupants et comprendre leur proJet)
6. Clarifier, stabiliser les statuts des autres parcelles

3)  Une fois les parcelles disponibles identifiées : Identifier un projet pour la commune - Identifier des porteurs de projet

• Identifier un projet pour la commune
        Définir le projet
        Identifier un mode de contractualisat1on
        Réaliser un appel à intérêt
        Identifier les candidats pertinents
• Identifier des porteurs de projet
        Reformuler l'appel .à candidature
        Sélectionnner- des candidatures + jury
        Attribuer la parcelle

Voir tout le document : https://www.terre-en-vue.be/IMG/pdf/20220728_presentation_tev_credal_foire_de_libramontvf.pdf

29 juillet 2022

Discours du pape François lors de la rencontre avec les Premières nations, les Métis et les Inuits autochtones

 « Je viens sur vos terres natales pour vous dire personnellement combien je suis affligé, pour implorer de Dieu pardon, guérison et réconciliation, pour vous manifester ma proximité, prier avec vous et pour vous. »
26 juillet 2022

Madame la Gouverneure Générale,
Monsieur le Premier Ministre,
chers peuples autochtones de Maskwacis et de cette terre canadienne,
chers frères et soeurs, 


 

J’attendais ce moment pour être parmi vous. C’est d’ici, de ce lieu tristement évocateur, que je voudrais entamer ce qui habite mon âme : un pèlerinage pénitentiel. Je viens sur vos terres natales pour vous dire personnellement combien je suis affligé, pour implorer de Dieu pardon, guérison et réconciliation, pour vous manifester ma proximité, prier avec vous et pour vous. 


Je me souviens des rencontres que j’ai eues à Rome il y a quatre mois. On m’avait remis deux paires de mocassins, signe de la souffrance endurée par les enfants autochtones, surtout par ceux qui, malheureusement, ne revinrent jamais des écoles résidentielles à la maison. Il m’avait été demandé de rendre les mocassins une fois arrivé au Canada ; je le ferai à la fin de ce discours, pour lequel je voudrais justement m’inspirer de ce symbole qui a ravivé en moi la douleur, l’indignation et la honte durant ces derniers mois. Le souvenir de ces enfants suscite une douleur et incite à agir afin que chaque enfant soit traité avec amour, honneur et respect. Mais ces mocassins nous parlent aussi d’un cheminement, d’un parcours que nous désirons parcourir ensemble. Marcher ensemble, prier ensemble, travailler ensemble, pour que les souffrances du passé cèdent la place à un avenir de justice, de guérison et de réconciliation.
C’est pourquoi la première étape de mon pèlerinage parmi vous se déroule dans cette région qui voit, depuis des temps immémoriaux, la présence des peuples autochtones. C’est un territoire qui nous parle, qui nous permet de faire mémoire. 

Faire mémoire : frères et soeurs, vous avez vécu sur cette terre depuis des milliers d’années selon des modes de vie respectueux de la terre elle-même, héritée des générations passées et conservée pour les générations futures. Vous l’avez traitée comme un don du Créateur à partager avec les autres et à aimer en harmonie avec tout ce qui existe, dans une relation mutuelle de vie entre tous les êtres vivants. Vous avez ainsi appris à nourrir un sens de famille et de communauté, et vous avez développé des liens solides entre les générations, en honorant les personnes âgées et en prenant soin des plus petits. Que de bonnes coutumes et d’enseignements, centrés sur l’attention aux autres et sur l’amour de la vérité, sur le courage et le respect, l’humilité et l’honnêteté, sur la sagesse de la vie ! 


Mais, si tels ont été les premiers pas accomplis sur ces territoires, la mémoire nous ramène tristement aux suivants. L’endroit où nous sommes maintenant fait résonner en moi un cri de douleur, un cri étouffé qui m’a accompagné ces derniers mois. Je repense au drame subi par tant d’entre vous, par vos familles, par vos communautés ; à ce que vous m’avez raconté sur les souffrances endurées dans les écoles résidentielles. Ce sont des traumatismes qui, d’une certaine manière, resurgissent chaque fois qu’ils sont rappelés et je me rends compte que même notre rencontre d’aujourd’hui peut réveiller des souvenirs et des blessures, et que beaucoup d’entre vous peuvent se trouver en difficulté au moment où je parle. Mais il est juste de le rappeler, car l’oubli conduit à l’indifférence et, comme on l’a dit, « le contraire de l’amour n’est pas la haine, c’est l’indifférence […], le contraire de la vie n’est pas la mort, mais l’indifférence à la vie ou à la mort ». (E. WIESEL). Nous souvenir des expériences dévastatrices qui se sont déroulées dans les écoles résidentielles nous atteint, nous indigne et nous fait mal, mais cela est nécessaire. 


Il est nécessaire de rappeler à quel point les politiques d’assimilation et d’affranchissement, comprenant également le système des écoles résidentielles, ont été dévastatrices pour les habitants de ces terres. Lorsque les colons européens y sont arrivés pour la première fois, il y avait cette grande opportunité de développer une rencontre fructueuse entre les cultures, les traditions et la spiritualité. Mais dans une large mesure, cela ne s’est pas produit. Et vos récits me reviennent à l’esprit : comment les politiques d’assimilation ont fini par marginaliser systématiquement les peuples autochtones ; de même comment, à travers le système des écoles résidentielles, vos langues et vos cultures ont été dénigrées et supprimées ; comment les enfants ont subi des abus physiques et verbaux, psychologiques et spirituels ; comment ils ont été éloignés de chez eux quand ils étaient petits et combien cela a marqué de manière indélébile la relation entre parents et enfants, grands-parents et petits-enfants. 


Je vous remercie de m’avoir fait entrer au coeur de tout cela, d’avoir extrait les lourds fardeaux que vous portez en vous, d’avoir partagé avec moi ce souvenir poignant. Aujourd’hui, je suis ici, sur une terre qui porte, conjointement à une mémoire ancestrale, les cicatrices de blessures encore ouvertes. Je suis ici parce que la première étape de ce pèlerinage pénitentiel au milieu de vous est celle de renouveler la demande de pardon et de vous dire, de tout mon coeur, que je suis profondément affligé : je demande pardon pour la manière dont, malheureusement, de nombreux chrétiens ont soutenu la mentalité colonisatrice des puissances qui ont opprimé les peuples autochtones. Je suis affligé. Je demande pardon, en particulier, pour la manière dont de nombreux membres de l’Église et des communautés religieuses ont coopéré, même à travers l’indifférence, à ces projets de destruction culturelle et d’assimilation forcée des gouvernements de l’époque, qui ont abouti au système des écoles résidentielles. 


Bien que la charité chrétienne ait été présente et qu’il y ait eu de nombreux cas exemplaires de dévouement envers les enfants, les conséquences générales des politiques liées aux écoles résidentielles ont été catastrophiques. Ce que la foi chrétienne nous dit, c’est qu’il s’agissait d’une erreur dévastatrice, incompatible avec l’Évangile de Jésus-Christ. Il est douloureux de savoir que ce socle solide de valeurs, de langue et de culture, qui a donné à vos peuples un authentique sens d’identité, s’est érodé, et que vous continuez à en subir les conséquences. Face à ce mal qui indigne, l’Église s’agenouille devant Dieu et implore le pardon des péchés de ses enfants (cf. SAINT JEAN-PAUL II, Bulle Incarnationis mysterium [29 novembre 1998], n. 11 : AAS 91 [1999], p. 140). Je voudrais le répéter avec honte et clarté : je demande humblement pardon pour le mal commis par de nombreux chrétiens contre les peuples autochtones. 


Chers frères et soeurs, bon nombre d’entre vous et de vos représentants ont affirmé que les excuses ne sont pas un point final. Je suis entièrement d’accord : elles constituent seulement la première étape, le point de départ. J’ai moi aussi conscience que, “considérant le passé, ce que l’on peut faire pour demander pardon et réparation du dommage causé ne sera jamais suffisant” et que, “considérant l’avenir, rien ne doit être négligé pour promouvoir une culture capable non seulement de faire en sorte que de telles situations ne se reproduisent pas mais encore que celles-ci ne puissent trouver de terrains propices pour être dissimulées et perpétuées” (Lettre au Peuple de Dieu, 20 août 2018). Une partie importante de ce processus consiste à mener une sérieuse recherche sur la vérité du passé et à aider les survivants des écoles résidentielles à entreprendre des chemins de guérison pour les traumatismes subis. 


Je prie et j’espère que les chrétiens et la société de cette terre grandiront dans leur capacité à accueillir et à respecter l’identité et l’expérience des peuples autochtones. J’espère que des moyens concrets seront trouvés pour les connaître et les apprécier, en apprenant à avancer tous ensemble. Pour ma part, je continuerai à encourager l’engagement de tous les catholiques à l’égard des peuples autochtones. Je l’ai fait à plusieurs reprises et en divers lieux, par des rencontres, des appels et même par une Exhortation apostolique. Je sais que tout cela demande du temps et de la patience : ce sont des processus qui doivent gagner nos coeurs. Ma présence ici et l’engagement des évêques canadiens témoignent de la volonté d’avancer sur cette voie. 


Chers amis, ce pèlerinage s’étend sur quelques jours et touchera des lieux distants les uns des autres, toutefois il ne me permettra pas de donner suite à de nombreuses invitations ni de visiter des centres tels que Kamloops, Winnipeg, divers sites en Saskatchewan, au Yukon ou dans les Territoires du Nord-Ouest. Même si ce n’est pas possible, sachez que vous êtes tous dans mes pensées et mes prières. Sachez que je connais les souffrances, les traumatismes et les défis des peuples autochtones dans toutes les régions de ce pays. Mes paroles prononcées tout au long de ce voyage pénitentiel s’adressent à toutes les communautés et à tous les autochtones, que j’embrasse de tout coeur. 


Pour cette première étape, j’ai voulu faire place à la mémoire. Aujourd’hui, je suis ici pour me souvenir du passé, pleurer avec vous, regarder la terre en silence et prier sur les tombes. Laissons le silence nous aider tous à intérioriser la douleur. Le silence. Et la prière : face au mal prions le Seigneur du bien et face à la mort prions le Dieu de la vie. Le Seigneur Jésus-Christ a fait d’un tombeau, impasse de l’espérance, devant lequel tous les rêves s’étaient évanouis et où il n’était resté que pleurs, douleur et résignation, il a fait de ce tombeau le lieu de la renaissance, de la résurrection, d’où est partie une histoire de vie nouvelle et de réconciliation universelle. Nos efforts ne suffisent pas pour guérir et réconcilier, nous avons besoin de sa grâce : nous avons besoin de la sagesse douce et forte de l’Esprit, de la tendresse du Consolateur. Qu’Il comble les attentes de nos coeurs. Qu’Il nous prenne par la main. Qu’Il nous fasse marcher ensemble. 


[01124-FR.01] [Texte original: Espagnol]

Bureau de presse du Saint-Siège, bulletin n. 0556, lundi 25 juillet 2022


https://fr.zenit.org/2022/07/26/discours-du-pape-francois-lors-de-la-rencontre-avec-les-premieres-nations-les-metis-et-les-inuits-autochtones/

 Lire des extraits et d'autres informations à ce sujet dans LARCENCIEL

19 juillet 2022

Et Molenbeek devint MolenGeek



 

Ibrahim Ouassari : "C’est l’échec qui m’a construit"


"Mon père me disait souvent…" Ibrahim Ouassari commence souvent ses phrases par ces quelques mots. Ce père, venu du Maroc, illettré, lui a tout appris. Ce dernier peut être fier de son fils. Car aujourd'hui, de Bruxelles à la Silicon Valley, en passant par Paris ou Casablanca, Molenbeek, n'est plus connue uniquement pour être la commune où ont grandi des djihadistes, mais aussi pour MolenGeek, cet écosystème qui a pour objectif de rendre les technologies accessibles au plus grand nombre. 

Voici l'histoire d'Ibrahim Ouassari, un homme simple, inspirant, rayonnant. Un modèle pour les jeunes de sa commune et d'ailleurs.

Francis Van de Woestyne
Editorialiste en chef
La Libre, Publié le 10-07-2022

Photo Sudinfo

Le père Ouassari peut être fier de son fils. Car aujourd'hui, de Bruxelles à la Silicon Valley, en passant par Paris ou Casablanca, Molenbeek, n'est plus connue uniquement pour être la commune où ont grandi des djihadistes, mais aussi pour MolenGeek, cet écosystème qui a pour objectif de rendre les technologies accessibles au plus grand nombre. A commencer par les jeunes de Molenbeek. D'un local de 50 mètres carrés, cet espace occupe aujourd'hui un bâtiment de trois étages qui renferme un espace de coworking, une école de codage. L'originalité du lieu, c'est l'esprit qu'Ibrahim Ouassari y a insufflé, le sens qu'il donne à ce projet, l'enseignement original qui y est dispensé. Les maîtres mot sont motivation et confiance en soi. Le concept a attiré les géants du web. Lorsque le patron de Google vient en Belgique, c'est Ibrahim qu'il vient d'abord saluer avant son programme officiel. MolenGeek est une marque qui s'exporte désormais dans huit villes européennes (en Belgique, aux Pays-Bas, en Italie) et depuis peu, en Afrique, à Casablanca.


Et pourtant, Ibrahim Ouassari a quitté l'école à 13 ans… Voici l'histoire d'un homme simple, inspirant, rayonnant. Un modèle pour les jeunes de sa commune et d'ailleurs..


"C'est l'échec qui m'a construit"


Dans quelle famille avez-vous grandi ?
Mes parents viennent du Maroc. Moi et certains de mes frères et sœurs sont nés ici. Nous étions huit enfants, je suis l’avant-dernier. Un de mes frères est juge, deux autres sont ingénieurs, une sœur est licenciée de l’université de Cologne… les études étaient très importantes pour mes parents, ils étaient très cultivés et avait une grande sagesse bien qu’ils étaient tous les deux illettrés.


Que faisaient vos parents ?
Ma maman a élevé ses enfants. Mon père a travaillé pendant quasiment toute sa carrière aux forges de Clabecq. Il travaillait trois semaines non-stop, sans week-end. Avec un horaire rotatif hebdomadaire, matin, soir et nuit. Ensuite, il avait une semaine de congé. A la maison, je ne savais jamais très bien s'il travaillait de jour ou de nuit : nous devions toujours être dans le calme pour respecter son sommeil. C'est lui qui nous a transmis cet amour, cette valeur du travail. Il me disait toujours : "ne te compare pas à celui qui est derriere toi, regarde celui qui est devant toi". C'était une manière de nous motiver. Il nous a quittés il y a deux ans.


Malgré ses encouragements, vous avez eu, vous, une scolarité difficile, voire chaotique…
La dernière année que j’ai réussie, c’est la première secondaire… après, j’ai tout raté. Tout le temps. Mes frères et sœurs m’ont pourtant bien accompagné. Ils ne comprenaient pas pourquoi je ratais. Ils croyaient que je ne voulais pas. Mais en réalité, je n’y arrivais pas. Le système ne me convenait pas : on était tous là en rang d’oignons face à une personne qui récite son savoir pendant toute la journée… Au jury central, cela n’allait pas non plus. J’essayais de lire des cours d’histoire. Impossible. Mais si on m’avait enseigné l’histoire comme Bart Van Loo raconter les ducs de Bourgogne, avec autant de passion, j’aurais réussi.


Ensuite ?
À 16 ans, j’ai fait un job d’étudiant en tant qu’éducateur de rue. Il fallait un diplôme. J’ai étudié et je l’ai obtenu. Mon premier ! On me payait pour accompagner mes amis au cinéma, à la mer C’était génial. À 19 ans, j’ai démissionné. Je ne voyais pas les étapes suivantes. Ni pour eux, ni pour moi. Il me semblait que ces sorties, même sympas, ne leur permettaient vraiment de construire leur avenir. Pour moi, c’était plaisant mais je ne trouvais pas vraiment le sens de mon travail. J’ai été engagé puis renvoyé de la Stib après 3 semaines. J’ai fait quelques petits boulots en intérim dans les usines de Zellik, Vilvorde. J’ai abouti dans une entreprise de câblage informatique. À l’époque, il n’y avait pas de wi fi. Un jour, un collègue, David, m’a expliqué que l’on pouvait écouter gratuitement de la musique sur internet. Lui était fan de techno, moi du rap US. Il fallait parfois attendre des heures pour télécharger un seul morceau. Il m’a dit : achète-toi un ordinateur, installe une connexion internet.


Ce sont vos premiers pas en informatique…
Oui, mais cela n’a pas été facile. Il était onze heures du soir quand j’ai terminé de configurer l’ordinateur avec le mode d’emploi de Belgacom. Mais des trucs ne fonctionnaient pas. Je n’osais pas appeler David. Google n’existait pas. J’ai été sur Yahoo et trouvé un forum de discussion sur le téléchargement. J’ai posé ma question avec mon anglais à dormir dehors. Un Japonais m’a répondu : “try this”. J’ai essayé : cela fonctionnait ! Et dans ma tête, un déclic s’est produit : j’ai su à cet instant ce que je voulais faire dans ma vie. J’ai trouvé cela dingue que des gens qui ne se connaissent pas choisissent d’entraider d’autres personnes. Juste pour le plaisir.


Vous voilà donc lancé…
J’ai quitté mon job à la câblerie. Je me suis inscrit à une formation en gestion pour devenir indépendant. Supermotivé, je suis sorti premier de mon groupe. J’ai conçu des petits logos, des sites pour des snacks, des restaurants… Je suis devenu support et consultant informatique pour des entreprises. Et de fil en aiguille cela a bien marché : jusqu'à devenir responsable de plus de mille serveurs. J’ai engagé des gens, une vingtaine. En 2011, j’ai arrêté d’être consultant. Une fois encore, je voulais donner du sens à ce que je faisais. J’ai lancé des start up, certaines ont bien marché, d’autres non. Je gagnais bien ma vie, j’avais une grosse voiture. Dans le quartier, les jeunes m’interrogeaient : quelles études faut-il faire pour devenir comme toi ? J’ai découvert un autre côté de l’entreprenariat, celui d’aider les autres. L’envie de créer MolenGeek est venue à ce moment-là.


Lors d’un hackathon. De quoi s’agit-il ?
Pendant un week-end, on réunit des personnes qui ne se connaissent pas sur une thématique entrepreneuriale. Les gens viennent avec une idée d’entreprise. On vote, on choisit les idées qui nous paraissent intéressantes. Du vendredi, jusqu’au dimanche soir, des équipes travaillent non-stop pour concrétiser l’idée : une analyse de marché, un plan financier, un plan marketing. Le dimanche soir, les idées sont ensuite validées ou non par un jury d’experts.


Il était important pour vous que le projet soit localisé à Molenbeek ?

Oui, pour le rendre accessible. On s’est beaucoup focalisé sur des jeunes qui n’avaient pas nécessairement de background académique. Pour assurer le suivi de ces projets, il nous fallait un local. On l’a trouvé ici où nous sommes toujours. Au départ, on occupait 50 mètres carrés au rez-de-chaussée. Je voulais garder le nom “Molenbeek” pour que les jeunes qui quartier s’approprient l’initiative. De Molenbeek on est passé à MolenGeek. Nous avons accueilli les jeunes startupeurs qui disposaient ainsi d’un lieu pour travailler, recevoir leurs premiers clients et des partenaires.


Très vite, vous avez reçu des soutiens…
Alexander De Croo, alors ministre du Digital a été un des premiers à s’intéresser à notre parcours. Je suis allé frapper à beaucoup de portes pour faire en sorte que les grandes entreprises de technologie prennent une part de leur responsabilité dans le gap qu’il y a dans la société en matière de digital. Je leur ai expliqué que notre mission principale était de rendre accessibles les technologies et qu’ils avaient sans doute un rôle à jouer. Samsung, Google ont été directement partants.
C’est ainsi qu’est venue l’idée de l’école de codage ?
Oui car nous recevions beaucoup de personnes qui avaient des idées. Mais la plupart n’avaient pas de compétences techniques. L’objectif étant de les aider à lancer leur propre entreprise ou de les présenter à d’autres entreprises.


À qui est accessible l’école de codage ?
La formation en Belgique est régionalisée. Donc il faut faire partie des 19 communes de Bruxelles pour venir ici à Molenbeek. C’est la raison pour laquelle nous avons aussi créé des ecosystemes à Charleroi et Anvers. Tous les jeunes peuvent donc y avoir accès. Chacun peut y venir sans aucun prérequis académique. Seule condition : être chercheur d’emploi. Mais le principal critère, c’est la motivation. La sélection dure un mois, nous gardons les plus motivés. Cela nous sert aussi à constituer des groupes homogènes. La formation dure six mois, au minimum. MolenGeek est ouverte le jour jusque très tard le soir.


Et après six mois, ils sont prêts à travailler ?
Oui. 85 % des sorties sont positives. Soit ils trouvent un emploi, soit ils lancent leur entreprise, soit ils continuent une formation plus poussée dans le digital. Car la formation dans les technologies ne s’arrête jamais : je considère que chacun doit consacrer 15 à 20 % de son temps à la formation, tout au long de sa carrière. Même si l’on est expert car les choses évoluent rapidement.


Comment expliquer le taux de réussite ?
Je pense que c’est une question d’état d’esprit. Nous ne voulons pas qu’un seul jeune s’en sorte : nous voulons que le groupe monte, avance ensemble, comme en entreprise. L’appartenance au groupe est importante : chaque groupe a un nom. La formation est très collaborative, participative. Collaborer : on appelle cela “la triche” à l’école. Ici, ce ne sont pas les progrès individuels qui comptent, c’est l’équipe.


Autre mot important : la confiance en soi…
On fait en sorte que l’apprentissage du codage de base s’apprenne assez vite. Les jeunes voient le résultat, cela leur donne confiance en eux. Ce n’est pas nous qui leur donnons cette confiance en eux, ils l’acquièrent grâce à leurs progrès personnels et à ceux du groupe. C’est essentiel. Il n’y a pas de cession au cours desquelles on leur dit : croyez en vous, vous êtes les meilleurs. Ce n’est pas du coaching personnel. On leur prouve par des faits qu’ils sont capables, utiles, responsables.


Vous bannissez la notion d’échec. Pourquoi ?
L’échec scolaire crée l’échec dans le monde social, professionnel et dans la vie familiale : certains jeunes passent alors leur temps à se cacher en jouant à des jeux vidéo et s’isolent. Ils sont dénigrés au sein de la société et même leur famille. Passer d’échec en échec, j’ai connu cela. Le danger, quand on rate tout et que l’on est stigmatisé, c’est d’accepter, finalement, d’être ce que l’on est : un nul, un looser. Le fait dire : ce n’est pas vrai, tout le monde a du talent, y compris toi, et de parvenir à ce qu’ils se prouvent, à eux-mêmes, qu’ils valent quelque chose, cela les aide beaucoup.


En même temps, votre école n’accueille pas que des “losers”…
Ah mais pas du tout. Nous avons une grande diversité de parcours scolaires. Certains viennent ici après avoir fait des études en anthropologie et en histoire de l’art et ont envie de se former au digital. Cette mixité, cette diversité permet aux jeunes, qui ont raté à l’école, de côtoyer des universitaires. Cela change les regards des uns envers les autres, favorise le respect et l’image de soi.
"Le professeur a, à sa disposition, le meilleur ordinateur du monde : son cerveau. 
Et à quoi utilise-t-il son cerveau ? À répéter le même cours…"


Vous semblez dire que l’école est responsable de l’échec scolaire. Mais il y a quand même des jeunes qui ne font aucun effort…
On ne peut pas rendre des gamins de 12,13,14 ou 15 ans responsables de leur réussite scolaire. C’est mon rôle à moi, formateur, c’est ma responsabilité de leur apprendre, de leur transmettre, de mettre en place des instruments pour qu’ils apprennent et maîtrisent les outils, pour qu’ils acquièrent des compétences. C’est moi qui dois m’adapter à eux, pas le contraire. Je dis aux coachs de MolenGeek: “vous n’êtes pas évalué sur le temps passé au cours mais bien sûr le degré de compréhension des élèves des notions que vous leur transmettez. Adaptez-vous, soyez créatifs, faites des choses pour que les jeunes comprennent”. Et cela fonctionne. La notion de réussite doit être plus importante que la notion d’échec.


Vus êtes assez critique sur la manière dont l'enseignement fonctionne…
Si on me demande qui était la deuxième épouse de Charlemagne, je vais sur Google et je vous donne la réponse. Il faut repenser l’école. L’instituteur, le professeur a, à sa disposition, le meilleur ordinateur du monde : son cerveau. Et à quoi utilise-t-il son cerveau ? À répéter le même cours, constamment ! Un professeur doit être inspirant. Il doit coacher, les faire grandir, s’épanouir, réfléchir, rêver, les accompagner dans leur apprentissage. Pour le "par coeur" , il y a un ordinateur, il y a Google, il y a dix mille choses, des jeux, des vidéos pour qu’ils absorbent les connaissances. Il faut donc apprendre à apprendre, à chercher. Par contre, la confiance en soi, c’est à 12 ou 13 ans qu’il faut la leur donner. C’est à ce moment-là que les jeunes ont besoin d’en mentor qui leur dise : “T’inquiète, ça va aller, c’est pas grave. Ok, t’a raté ton examen de français. Mais t’as vu tes notes en math ? C’est ok. On va rattraper cela. Tu vas aider les autres en maths et les autres vont t’aider en français”. Je rêve d’une école avec un espace de coworking, avec un Starbucks. On pourrait aussi permettre aux jeunes de travailler un jour par semaine de chez eux ou développer le cowork de l'ecole. Ainsi, on les responsabilise, on leur inculque l’esprit d’initiative, d’entreprise de manière à ce qu’ils puissent créer des projets, dès 12 ou 13 ans.


Tout le monde n’a pas l’esprit d’entreprise…

Un employé peut avoir un esprit d’entreprise, anticiper, ne pas se contenter d’exécuter ce qu’on lui demande. N’avoir que des exécutants dans une entreprise, c’est très lourd. La Belgique regorge de talents mais ils sont inexploités. Parce que le système scolaire n’est pas adapté à beaucoup de jeunes. Certaines écoles préparent l’élite de demain et dans d’autres, le challenge est juste de garder un maximum d’élèves jusqu’au mois de mai et de faire en sorte qu’ils arrivent avant 11 heures du matin. Il faut oser transformer l’enseignement et les écoles.


Le Pacte d’excellence a été pensé pour cela…
Je ne connais pas en détail le pacte d’excellence, je sais qu’il remplace un référentiel de plus de 25 ans, j'espère que dans le futur il sera mis plus souvent à jour. J’ai aussi lu qu’il y a un tronc commun pour les élèves jusqu’à 15 ans et que son objectif est d'améliorer les performances du système éducatif belge francophone. Pour ma part, je crois que c’est pas le contenu qui est indigeste pour certains élèves, mais la manière dont il est enseigné. L'épanouissement de l’élève doit rester le centre du système éducatif, sa priorité absolue. Avoir des jeunes motivés à réaliser leur vision du monde demain avec tout les challenges qu’on connait est à mes yeux plus important pour notre société, que réaliser de meilleur score au classement PISA.


Vous êtes partisan de l’inscription du codage dans le parcours scolaire. Pourquoi ?

Cela se fait déjà au nord du pays. Il faut le faire parce qu’une partie de la population, parfois des chirurgiens, des architectes, des avocats de talents sont totalement illettrés en matière informatique. Pourtant, on interagit toute la journée avec du digital. Nous sommes tous et toutes confrontées à des algorithmes. Si on n’arrive pas à comprendre ce qu’il y a derrière, on en devient l’esclave. Quand vous ralentissez sur une vidéo, par exemple consacrée à un régime, celles que l’on vous proposera par la suite vous parleront aussi de régimes. Suivront les vidéos sur les troubles alimentaires. Si, dans un forum, vous vous arrêtez pour lire un avis tranché, radical, ce sont ceux-là que l’on vous proposera lors de votre prochaine venue. Si les gens, les jeunes en particulier, ne savent pas que ce sont des algorithmes qui vous proposent cela, ils auront tendance à croire que le monde est comme cela. Non. Les algorithmes vous enferment dans une petite bulle parce qu’un jour vous avez eu le malheur de cliquer sur une image. Le danger est que certaines personnes pensent que le monde réel est à l’image que ce que les algorithmes leur montrent. Cela empêche les partages et crée des clivages dans la société. Les réseaux sociaux rassurent les gens dans leur pensée même si ces pensées sont clivantes.


Optimiste, malgré tout ?
L’idéal est que, d’ici cinq ou dix ans, MolenGeek n’ait plus à rendre les technologies accessibles, que tous les jeunes soient bien formés à les utiliser. L’école doit donner des cours de codage, d’algorithmie, de data, d’intelligence artificielle, mais aussi d’histoire des technologies. Les jeunes, ici, ne connaissent pas Edward Snowden, Julian Assange, Cambridge Analytica : il faut parler de cela aux jeunes, avant la fin des secondaires. À tous les jeunes, même ceux qui veulent devenir vétérinaires ou avocats. Ce sont les bases de la vie actuelle. Sinon, on ne comprendra pas le monde dans lequel on vit…
C’est la raison pour laquelle vous offrez également des cours pour les aînés…
Oui, il est essentiel de réduire la fracture numérique. Beaucoup d’agences bancaires ferment, les guichets sont difficilement accessibles, tout se fait par internet. Beaucoup d’aînés sont perdus. On l’a vu à l’heure du confinement, il était important pour tous, jeunes et vieux, de garder le contact avec leur famille.


Vous avez aussi des formations pour les jeunes et leurs parents…
Dans le cadre d’un programme “safety”. Il faut expliquer aux jeunes qu’ils peuvent parler aux adultes de tout ce qu’ils font sur internet. Nous proposons aussi aux parents de les aider dans la vie digitale de leur enfant. Aujourd’hui, certains parents qui veulent punir leur enfant leur retirent leur smartphone : c’est la pire idée qui soit car ils utiliseront le téléphone de leur ami. Et les parents ne sauront pas ce qu’ils y voient. Quand j’étais jeune, j’allais jouer au foot avec un copain de classe. Il suffisait à ma mère de pousser un peu le rideau pour voir où j’étais, avec qui j'etais et ce que je faisais. Avec un smartphone, les parents ne savent plus avec qui leurs enfants sont en contact. Il faut créer un espace de confiance entre les parents et l’enfant et leur dire : tu ne seras jamais grondé ou jugé. Je suis là pour t’accompagner. Le père ou la mère pourra alors suggérer à son enfant de ne pas aller voir cela, de bloquer cette personne pour telle ou telle raison. L’interdiction n’est pas la solution. Ce qui compte c’est la formation et la confiance.
"Je reste un produit belge même si j’ai un lien biologique avec le Maroc"


Le MR vous a proposé d’entrer au conseil d’administration de Proximus. Surpris ?

Je vais être honnête. Quand Georges-Louis Bouchez, qui était déjà venu visiter MolenGeek, m’a proposé cela, je ne savais pas en quoi cela consistait exactement. Je ne savais même pas que c’était payé. Je me suis dit seulement : cool ! Il m’a dit : je veux que tu y ailles avec ta vision. Moi, je ne suis pas politique, je ne suis pas membre du MR, ce n’est pas un milieu qui m’attire. Et ce que je dis et fais à Proximus, je le fais en totale indépendance.


Avez-vous hésité ?
Je me suis retrouvé au pied du mur. On me demande à moi, jeune d’origine maghrébine, sans background académique, de siéger au CA d’une entreprise du Bel 20, la plus prestigieuse de Belgique en matière de digital. Moi qui tente d’ôter toutes les barrières pour pousser les jeunes vers le digital. Pourquoi aurais-je refusé ce poste ? C’est un magnifique challenge, cela me passionne. J’essaye d’apporter ma vision de start up, de transmettre ma vision sociétale : je viens de Molenbeek, j’ai traîné toute ma jeunesse sur le pas d’une porte. Il y a peut-être des choses que l’on ne voit pas au CA de Proximus et que, modestement, je peux apporter grâce aux jeunes que je fréquente. C’est un vrai bonheur et un vrai honneur.


N’est-ce pas, parfois, un peu enfermant, d’être choisi pour ou grâce à vos origines ? Ce sont aussi vos compétences qui vous ont permis d’être au CA de Proximus…

Bien sûr. Si j’insiste sur mes origines, c’est surtout par rapport au “rôle modèle” que je suis pour les jeunes de Molenbeek. Pourquoi le nier ? Ils voient un jeune, qui s’appelle Ibrahim, qui a la même origine qu’eux, qui s'investit, qui progresse, qui entreprend. Je reçois beaucoup de messages, souvent très touchants, de la part de jeunes qui me disent que je suis une forme d’inspiration pour eux. Les limites sont repoussées de plus en plus loin. Pour être honnête, je n’ai pas un miroir en face de moi qui me rappelle tout le temps mon teint bronzé. Quand je me regarde, je me sens Belge, je pense, je réfléchis comme un Belge, je me projette en Belgique. J’ai des liens d’origine avec le Maroc, j’y ai toujours un peu de famille, ma mère est enterrée là-bas. Mais je reste un produit belge même si j’ai un lien biologique avec le Maroc. Il n'y a pas à choisir : ce serait comme demander à une personne de faire le choix entre ses parents adoptifs ou ses parents biologiques.


Y a-t-il encore des freins à l’intégration. Où sont-ils ?

Il y a des freins, même si les choses avancent. Nous formons des jeunes qui créent leur entreprise. Mais un jeune d’ici n’a pas les trois “F”, family, friends, fools (famille, amis, les fous prêts à investir). Nos profils sont plus à risques pour les investisseurs. Il y a des freins au niveau des dirigeants d’entreprise de grosses boîtes. J’ai la chance d’être au CA d’une entreprise du Bel20 : il n’y en a pas beaucoup qui me ressemblent dans d’autres CA, qui sont des CEO ou grands managers. Et pourtant, la Belgique est en avance sur certains pays où les débats sont très clivants. Et la Belgique avance bien. Ilham Kadri dirige Solvay. Évidemment nous ne devons pas être les alibis que l’on expose à chaque fois. Mais cela progresse. Je suis très fier de mon pays.


Vous avez pris position dans deux débats actuellement sensibles : le port du voile et l’abattage sans étourdissement.
Je commencerai par une boutade : je suis un homme, je ne porte pas le voile. Et je suis végétarien… Je pourrais dire que je ne suis pas concerné. Plus sérieusement, qui suis-je pour évaluer la tenue vestimentaire d’une personne avec qui je collabore ou que je dois engager ? Il y a tellement de choses dans les têtes, tellement de talents qu’il est inutile de s’arrêter à son aspect extérieur. Je ne me sens pas agressé si je vois une personne voilée ou qui porte la kippa au guichet d’une administration communale. Moi, j’étais heureux de voir des crèches de Noël dans les administrations publiques. Les musulmans sont respectueux envers les croyances des autres ou leur laïcité.


Pour autant que cela soit un choix…
Moi, je ne parle pas des femmes qui portent le voile mais bien de femmes qui choisissent de porter le voile… C’est très différent. En s’opposant au port du voile, on rend le débat clivant pour elles. Et le clivage n'aide pas à ce qu'elles fassent un choix totalement libre. Si on interdit certaines fonctions aux femmes portant le voile, on leur retire une indépendance financière. Ce n’est pas en leur retirant leur salaire qu’on va aider celles qui, éventuellement, seraient contraintes de le porter sous la pression de leur mari ou de leur famille. Les empêcher de travailler ou de se baigner avec le vêtement adaptés de leur choix, c’est les isoler de la société. C’est la personne qui est importante, ce n’est pas ce qu’elle a sur la tête. La tolérance permet de débloquer beaucoup de choses. Ici il y a des femmes voilées, d’autres non, des hommes tatoués, d’autre non. Nous essayons simplement de réunir sur des projets communs.
Vous êtes donc en opposition avec Georges-Louis Bouchez…
Oui, en effet !


De même que sur l’abattage sans étourdissement…
Je n'ai jamais pris position officiellement sur ce sujet. Je vais aborder ma vision du fonctionnement de la société sur ce sujet. Même si je suis végétarien, je ressens ce débat comme une stigmatisation envers la communauté musulmane. Si l’objectif de l’interdiction de l’abattage sans étourdissement est le bien-être animal, pourquoi ne pas donner l’exemple? Pourquoi tolère-t-on toujours le gavage des oies, le broyage de poussins vivants, les homards que l’on jette vivants dans l’eau bouillante ? Pourquoi s’intéresse-t-on seulement à l’égorgement ? Si l’étourdissement est à ce point problématique qu’il faille légiférer pourquoi ne légifère-t-on pas sur les autres pratiques ? Comment expliquer aux jeunes, de culture musulmane, que ce projet n’est pas dirigé contre eux ? C’est assez hypocrite et très stigmatisant..


https://www.lalibre.be/debats/opinions/2022/07/10/ibrahim-ouassari-cest-lechec-qui-ma-construit-DMSOETODTJADJLLY5HNQPJECUI/

22 juin 2022

L'économie à venir, un djihâd intérieur





Felwine Sarr, Thomas Gmür et Benjamin Gaillard


RÉSUMÉ
Dans ce 11e Entretien de la chaire Yves Oltramare Religion et politique dans le monde contemporain, Felwine Sarr, titulaire de la Anne-Marie Bryan Chair in French and Francophone Studies à l’Université Duke, revient sur son ambition de repenser l'économie. Il explore les voies susceptibles de lui donner un ancrage éthique. Il s'arrête notamment sur les manières africaines d'être-au-monde comme épistémologies critiques. Il plaide en même temps en faveur d’une ouverture confiante et d’un dialogue entre les sociétés. Avec Benjamin Gaillard-Garrido (assistant de recherche en histoire internationale à l’Université de Lausanne) et Thomas Gmür (doctorant en sciences politiques à l’Institut de hautes études internationales et du développement). La direction scientifique des Entretiens et leur réalisation sont assurées par Nina Khamsy, Sophie Schrago et Thomas Gmür, en partenariat avec le professeur Jean-François Bayart, titulaire de la Chaire.
Lien : https://www.youtube.com/watch?v=hwhfqv_bhnU


https://books.openedition.org/iheid/8532?lang=fr

Note : OpenEdition Books est une plateforme de livres en sciences humaines et sociales. Plus de la moitié d'entre eux est en libre accès. Des services complémentaires sont proposés via les bibliothèques et institutions abonnées.

EXTRAITS 

(...)

Souvent, des révolutions sont avortées, des tentatives d’émancipation n’arrivent pas au bout, mais elles informent d’autres chantiers d’émancipation. Et ces chantiers d’émancipation peuvent être repris, réinvestis et, finalement, ils adviennent dans le temps réel. Lorsque j’ai lu l’histoire du FPR [Front patriotique rwandais] – parce que ça m’intéressait de savoir comment c’était fondé, comment est-ce qu’ils avaient arrêté le génocide des Tutsis du Rwanda – je me suis rendu compte que dans les années 1972-73, il y avait déjà un embryon du FPR qui avait tenté d’arrêter les massacres, les pogroms. Il n’avait pas réussi. Les gens de l’époque n’avaient pas réussi, et la génération des années 1990 a tenté de reprendre ce combat en apprenant de leurs erreurs, à réinvestir les luttes qui n’avaient pas abouti, qui avaient échoué, et s’est réellement interrogée sur les raisons de l’échec de la première tentative. Dans leurs gestes, pour ne pas échouer, ils étaient gros de cette histoire-là qui n’était pas advenue, mais qui restait une potentialité. Il y a beaucoup de révolutions et de mouvements révolutionnaires qui se construisent sur des tentatives avortées de l’histoire. Ce n’est pas parce qu’elles sont avortées qu’elles ne sont pas grosses de potentialités, qu’on ne peut pas les ré-arpenter, les réinvestir.

(...) Lorsqu’on envisage réellement l’espace imaginaire, on change son comportement au présent pour faire advenir ce réel-là dans le temps de l’histoire. Et cette conversion-là fait advenir l’histoire. Du coup, il y a une sorte de continuité entre le travail dans l’imaginaire et l’action qui va elle-même changer le cours des choses. Les deux sont liés. Il ne s’agit pas juste d’un rêve inutile et fade, mais vraiment d’une mise en action, qui démarre dans les lieux qui sont les lieux qui l’envisagent comme réalité qui peut advenir. À partir de là, lorsque la conversion se fait, l’histoire est à nouveau en marche.

• Benjamin Gaillard : Dans votre entretien avec Gaël Giraud, qui a été publié ensuite par Les Liens qui Libèrent, vous mentionnez le fait que de nombreuses cultures africaines ont une ontologie relationnelle de telle sorte que les identités ne sont pas figées mais, comme vous le dites, sont métamorphiques. Quelles sont, selon vous, quelques-uns des apports ou des potentialités que ces manières d’être au monde peuvent amener ou créer ?

 
Felwine Sarr : Ils sont importants. En fait, dans beaucoup de sociétés africaines, sans les essentialiser, on retrouve des dispositifs d’intégration de la différence et de retissage du lien social.

On crée des liens qui évitent de transgresser un certain niveau de qualité relationnelle.
Si vous êtes un Diola et un Serer, vous ne devez pas entrer en conflit, mais vous avez le droit de vous moquer les uns les autres et de désamorcer la charge potentiellement agressive de la relation, même si vous ne vous connaissez pas. Il suffit que l’on vous identifie pour que la relation soit établie sur un mode non conflictuel. Il y a énormément de ressources de ce genre qui font que les gens ont vécu dans des grands ensembles, ont circulé, se sont embrassés.


Bien évidemment, ce sont des sociétés qui ont leurs tensions et leurs conflits. Mais globalement, elles savent intégrer la différence. Il y a des pays africains qui ont 40 % d’étrangers. Au Gabon, la population immigrée atteint 40 %. Au Mali, les Burkinabés sont nombreux, etc. J’ai vu dans un classement des pays les plus hospitaliers du monde que les pays africains occupent les dix premiers rangs. Je me suis dit : « Tiens, en face, là, de l’autre côté de la Méditerranée, il y a des choses à apprendre ici. Il y a des choses à apprendre sur la capacité d’accueillir l’autre, sans angélisme. » Bien évidemment, la rencontre est toujours complexe et il y a énormément de ressources que ces sociétés ont forgées dans le temps long pour tisser, retisser le lien social, l’ouvrir, intégrer autrui, etc., et être du coup en mesure de créer des espaces d’identités fluides, métamorphiques.


Ce ne sont même pas simplement des identités avec les autres groupes humains. C’est ce qu’on appelle l’écologie, le rapport avec le vivant, avec l’animalité. On connaît le totémisme, mais au-delà de ça on trouve des affinités entre les communautés d’existants, qui se fondent sur le mode de la négociation, sur le mode de la discussion, etc. La déliaison écologique, sociale et politique est quand même l’un de nos défis. Si l’on souhaite être indépendant ou souverain, c’est qu’on a en tête la modalité négative de la dépendance, celle de l’exploitation. Il y a des modalités, je dirais, fécondes, de la dépendance. Il y a des liens qui nourrissent. Dans tous les espaces où j’ai circulé, il y a une profonde richesse, une profonde mémoire des sociétés qui ont produit des dispositifs de construction du lien. Le plus connu est je pense l’ubuntu, avec Nelson Mandela, Desmond Tutu, l’Afrique du Sud, les Commissions de la vérité et de la réconciliation. Puis il y a eu un travail de réinvestissement philosophique de la notion par des chercheurs réfléchissant à comment établir une société plus ou moins harmonieuse, pour dire que l’ubuntu elle allait au-delà du lien entre l’individu et la communauté.

On retrouve cette notion en Afrique de l’Ouest sous le nom de teranga au Sénégal ; au Niger, au Mali, en Guinée, sous le concept de la moyale, la mogoya. Dans toute cette région, il y a une pluralité de notions et de concepts qui veulent dire ça et qui servent à fonder le groupe ou à guider la marche du groupe.

• Thomas Gmür : Selon vous, quel est le principal obstacle à la réalisation ou à la mise en place de pratiques qui puiseraient dans ces traditions ?

Felwine Sarr : Le politique sur le continent, qui n’est pas l’émanation d’une histoire culturelle et sociale endogène mais une greffe qui a du mal à prendre. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut rester autarcique et ne pas s’ouvrir au monde, mais on ne peut pas fonder une histoire qui se fonde sur une amnésie institutionnelle et politique qui fait comme si les groupes n’ont pas appris à se gouverner eux-mêmes, comme s’ils n’ont pas produit des dispositifs de leur propre gouvernementalité, comme si avant l’arrivée de l’autre, ils ne savaient pas vivre ensemble. Il y a du coup tout un travail à faire de créativité institutionnelle pour – en intégrant ce qui est intéressant et qui vient d’ailleurs – se fonder sur les ressources qui ont fonctionné sur la longue durée, qui ont prouvé leur efficacité par une stratégie d’expérimentation « essai-erreur » et qui ont fondé la stabilité de ces communautés-là sur le temps long. On ne peut pas faire fi de ces ressources-là.


Or là, on décide de dispositifs institutionnels qui, au mieux, les ignorent et qui font que fondamentalement, les sociétés sont dans une forme de schizophrénie. On va vers les institutions officielles lorsqu’on a besoin d’un passeport, d’un extrait de naissance ou de choses de ce genre, mais quand il y a un conflit, on va là où les choses s’instituent, où la parole opère. Ça peut être des chefs traditionnels ou religieux. On va là où l’autorité réelle existe.
Du coup, on est dans une pluralité de rapports à des institutions qui n’arrivent pas pour l’instant à s’articuler dans un tout qui est convergent. Et je pense que là-bas, on a un vrai travail de créativité institutionnelle à faire en se fondant sur une archive qui est féconde. Regardez dans l’archive : qu’est-ce qui est utile à la formation du lien d’aujourd’hui ? Et regardez comment est-ce qu’on intègre ce qui vient d’ailleurs de manière intelligente, dans une sorte d’assimilation créative ou créatrice. Je pense que ça, c’est un défi interne au continent : se réinventer en se fondant aussi sur ses ressources culturelles et en opérant de nouvelles synthèses qui ne se fondent pas sur un déni de sa propre histoire.

• Benjamin Gaillard : Donc, ce que vous attendez, c’est une sorte d’éclosion politique de ces histoires-là ?
 


Felwine Sarr : Absolument. Mais si on élargit le politique à toutes les formes de gouvernement et de société, elles existent déjà dans le temps, dans la réalité – sauf qu’elles ne sont pas reconnues d’un point de vue institutionnel. L’Assemblée nationale ne représente pas les gens. Nos parlements, fondamentalement, ne représentent pas réellement les sociétés. Mais je pense que c’est une crise de la démocratie globale et de la représentativité qu’on peut voir ailleurs.

Toutes les épithètes autour de la démocratie « inclusive », « participative » veulent bien dire que l’on s’est éloigné de l’idéal démocratique et que l’on cherche à le retrouver. Alors, dans les régions qui ont été considérées comme en retard sur la marche du monde, comme devant rattraper le temps de la modernité, de la démocratie ou du développement, et dans les régions où ont été plaqués des dispositifs institutionnels n’ayant pas émané de leur longue histoire, la question est beaucoup plus délicate parce qu’il a un double défi : le défi de se réinventer, d’une part, et le défi d’éviter les écueils de formes d’organisation qui sont nées ailleurs, dans des lieux où elles sont en train d’épuiser leur capacité opératoire, et que l’on vous propose comme étant la solution à vos problématiques. Mais ces lieux sont peut-être aussi des laboratoires pour réinventer ces formes, à condition qu’on réussisse à les articuler différemment. Donc ces formes peuvent être innervées différemment, si on assume la créativité et la synthèse.

Benjamin Gaillard : En essayant de repenser ou, dans ce cas, de réformer l’économie en y apportant justement des notions issues de modalités relationnelles dans le vivant, est-ce que vous n’y voyez pas un risque de faire le jeu du capital ? Ou alors, comme le dit votre collègue Gaël Giraud, de prêter le flanc à la récupération par la logique marchande ? (...)
Ce risque est-il le même pour votre projet ? Et, si oui, que proposez-vous pour l’éviter ou du moins pour mieux le connaître, mieux l’identifier ?


Felwine Sarr : Je pense qu’il y a toujours un risque d’anthropophagie du capitalisme, qui cherche toujours à se nourrir de tous les éléments qui peuvent le contester pour durer dans le temps. Le commerce équitable, tout un tas de notions de ce genre ont été reprises par la logique néolibérale et capitaliste. Elles sont là pour renforcer le système ; une défense de ce système, c’est d’être capable de se nourrir de sa critique et, surtout, d’être vraiment anthropophage et de tenter de phagocyter tout ce qu’il y a de neuf, etc.

Enfin, je pense que la grande erreur serait de vouloir établir des concepts à une échelle globale. Ce système est un système que j’appellerais à très basse fréquence, parce qu’il veut homogénéiser les modes de rapport au monde. Ce que je crois, c’est qu’il faut une pluralité d’économicités. Il faut faire cohabiter plusieurs mondes économiques. Les économicités n’ont pas attendu l’économie néolibérale.
(...)
Avant que l’économie ne soit une discipline enseignée à l’université et qu’elle soit théorisée, qu’elle soit scientifique, il y a une pratique économique, une sagesse économique et un savoir économique pluriel et différencié que l’on appelle des économicités. Le problème actuel, c’est que ces économicités-là, qui sont soutenables dans des environnements donnés, tendent à être phagocytées par un système qui veut, à chaque fois qu’il arrive quelque part, imposer ses logiques.

Vous allez en Colombie du Nord. Il y a des communautés africaines qui sont là, qui ont réussi à établir un rapport harmonieux avec la mangrove, le territoire, l’espace agricole, les ressources, et ça fonctionne depuis des siècles. Une industrie extractive va arriver, qui va bouleverser les rapports sociaux et qui va vouloir totalement phagocyter. C’est contre ça qu’il faut lutter. La question est : Comment est -on en mesure de produire des cultures de haute fréquence, qui cohabitent intelligemment et qui n’ont pas la tentation de se phagocyter les unes des autres ou de prétendre être la réponse qu’il faut apporter au monstre, ou bien à l’hydre à plusieurs têtes qu’est le capitalisme ? Ça sera la grande question. Comment crée-t-on des mondes, ou un monde, dans lequel on accepte la pluralité des mondes, la pluralité des aventures historiques, la pluralité des formes d’économicités ? Comment ces mondes peuvent-ils cohabiter, des fois s’interféconder, mais fondamentalement cohabiter sans désirer se phagocyter les uns des autres ?

https://books.openedition.org/iheid/8532?lang=fr

 Voir aussi Afrotopia de Felwine Sarr, édition Philippe Rey, 160 pages, 15 euros.
Une présentation de Gladys Marivat (Collaboratrice du « Monde des livres »)
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/03/29/l-utopie-africaine-selon-felwine-sarr_4891657_3212.html

Et mes articles Felwin Sarr sur LARCENCIEL. : https://larcenciel.be/spip.php?article1368 et https://larcenciel.be/spip.php?article1369