19 juillet 2022

Et Molenbeek devint MolenGeek



 

Ibrahim Ouassari : "C’est l’échec qui m’a construit"


"Mon père me disait souvent…" Ibrahim Ouassari commence souvent ses phrases par ces quelques mots. Ce père, venu du Maroc, illettré, lui a tout appris. Ce dernier peut être fier de son fils. Car aujourd'hui, de Bruxelles à la Silicon Valley, en passant par Paris ou Casablanca, Molenbeek, n'est plus connue uniquement pour être la commune où ont grandi des djihadistes, mais aussi pour MolenGeek, cet écosystème qui a pour objectif de rendre les technologies accessibles au plus grand nombre. 

Voici l'histoire d'Ibrahim Ouassari, un homme simple, inspirant, rayonnant. Un modèle pour les jeunes de sa commune et d'ailleurs.

Francis Van de Woestyne
Editorialiste en chef
La Libre, Publié le 10-07-2022

Photo Sudinfo

Le père Ouassari peut être fier de son fils. Car aujourd'hui, de Bruxelles à la Silicon Valley, en passant par Paris ou Casablanca, Molenbeek, n'est plus connue uniquement pour être la commune où ont grandi des djihadistes, mais aussi pour MolenGeek, cet écosystème qui a pour objectif de rendre les technologies accessibles au plus grand nombre. A commencer par les jeunes de Molenbeek. D'un local de 50 mètres carrés, cet espace occupe aujourd'hui un bâtiment de trois étages qui renferme un espace de coworking, une école de codage. L'originalité du lieu, c'est l'esprit qu'Ibrahim Ouassari y a insufflé, le sens qu'il donne à ce projet, l'enseignement original qui y est dispensé. Les maîtres mot sont motivation et confiance en soi. Le concept a attiré les géants du web. Lorsque le patron de Google vient en Belgique, c'est Ibrahim qu'il vient d'abord saluer avant son programme officiel. MolenGeek est une marque qui s'exporte désormais dans huit villes européennes (en Belgique, aux Pays-Bas, en Italie) et depuis peu, en Afrique, à Casablanca.


Et pourtant, Ibrahim Ouassari a quitté l'école à 13 ans… Voici l'histoire d'un homme simple, inspirant, rayonnant. Un modèle pour les jeunes de sa commune et d'ailleurs..


"C'est l'échec qui m'a construit"


Dans quelle famille avez-vous grandi ?
Mes parents viennent du Maroc. Moi et certains de mes frères et sœurs sont nés ici. Nous étions huit enfants, je suis l’avant-dernier. Un de mes frères est juge, deux autres sont ingénieurs, une sœur est licenciée de l’université de Cologne… les études étaient très importantes pour mes parents, ils étaient très cultivés et avait une grande sagesse bien qu’ils étaient tous les deux illettrés.


Que faisaient vos parents ?
Ma maman a élevé ses enfants. Mon père a travaillé pendant quasiment toute sa carrière aux forges de Clabecq. Il travaillait trois semaines non-stop, sans week-end. Avec un horaire rotatif hebdomadaire, matin, soir et nuit. Ensuite, il avait une semaine de congé. A la maison, je ne savais jamais très bien s'il travaillait de jour ou de nuit : nous devions toujours être dans le calme pour respecter son sommeil. C'est lui qui nous a transmis cet amour, cette valeur du travail. Il me disait toujours : "ne te compare pas à celui qui est derriere toi, regarde celui qui est devant toi". C'était une manière de nous motiver. Il nous a quittés il y a deux ans.


Malgré ses encouragements, vous avez eu, vous, une scolarité difficile, voire chaotique…
La dernière année que j’ai réussie, c’est la première secondaire… après, j’ai tout raté. Tout le temps. Mes frères et sœurs m’ont pourtant bien accompagné. Ils ne comprenaient pas pourquoi je ratais. Ils croyaient que je ne voulais pas. Mais en réalité, je n’y arrivais pas. Le système ne me convenait pas : on était tous là en rang d’oignons face à une personne qui récite son savoir pendant toute la journée… Au jury central, cela n’allait pas non plus. J’essayais de lire des cours d’histoire. Impossible. Mais si on m’avait enseigné l’histoire comme Bart Van Loo raconter les ducs de Bourgogne, avec autant de passion, j’aurais réussi.


Ensuite ?
À 16 ans, j’ai fait un job d’étudiant en tant qu’éducateur de rue. Il fallait un diplôme. J’ai étudié et je l’ai obtenu. Mon premier ! On me payait pour accompagner mes amis au cinéma, à la mer C’était génial. À 19 ans, j’ai démissionné. Je ne voyais pas les étapes suivantes. Ni pour eux, ni pour moi. Il me semblait que ces sorties, même sympas, ne leur permettaient vraiment de construire leur avenir. Pour moi, c’était plaisant mais je ne trouvais pas vraiment le sens de mon travail. J’ai été engagé puis renvoyé de la Stib après 3 semaines. J’ai fait quelques petits boulots en intérim dans les usines de Zellik, Vilvorde. J’ai abouti dans une entreprise de câblage informatique. À l’époque, il n’y avait pas de wi fi. Un jour, un collègue, David, m’a expliqué que l’on pouvait écouter gratuitement de la musique sur internet. Lui était fan de techno, moi du rap US. Il fallait parfois attendre des heures pour télécharger un seul morceau. Il m’a dit : achète-toi un ordinateur, installe une connexion internet.


Ce sont vos premiers pas en informatique…
Oui, mais cela n’a pas été facile. Il était onze heures du soir quand j’ai terminé de configurer l’ordinateur avec le mode d’emploi de Belgacom. Mais des trucs ne fonctionnaient pas. Je n’osais pas appeler David. Google n’existait pas. J’ai été sur Yahoo et trouvé un forum de discussion sur le téléchargement. J’ai posé ma question avec mon anglais à dormir dehors. Un Japonais m’a répondu : “try this”. J’ai essayé : cela fonctionnait ! Et dans ma tête, un déclic s’est produit : j’ai su à cet instant ce que je voulais faire dans ma vie. J’ai trouvé cela dingue que des gens qui ne se connaissent pas choisissent d’entraider d’autres personnes. Juste pour le plaisir.


Vous voilà donc lancé…
J’ai quitté mon job à la câblerie. Je me suis inscrit à une formation en gestion pour devenir indépendant. Supermotivé, je suis sorti premier de mon groupe. J’ai conçu des petits logos, des sites pour des snacks, des restaurants… Je suis devenu support et consultant informatique pour des entreprises. Et de fil en aiguille cela a bien marché : jusqu'à devenir responsable de plus de mille serveurs. J’ai engagé des gens, une vingtaine. En 2011, j’ai arrêté d’être consultant. Une fois encore, je voulais donner du sens à ce que je faisais. J’ai lancé des start up, certaines ont bien marché, d’autres non. Je gagnais bien ma vie, j’avais une grosse voiture. Dans le quartier, les jeunes m’interrogeaient : quelles études faut-il faire pour devenir comme toi ? J’ai découvert un autre côté de l’entreprenariat, celui d’aider les autres. L’envie de créer MolenGeek est venue à ce moment-là.


Lors d’un hackathon. De quoi s’agit-il ?
Pendant un week-end, on réunit des personnes qui ne se connaissent pas sur une thématique entrepreneuriale. Les gens viennent avec une idée d’entreprise. On vote, on choisit les idées qui nous paraissent intéressantes. Du vendredi, jusqu’au dimanche soir, des équipes travaillent non-stop pour concrétiser l’idée : une analyse de marché, un plan financier, un plan marketing. Le dimanche soir, les idées sont ensuite validées ou non par un jury d’experts.


Il était important pour vous que le projet soit localisé à Molenbeek ?

Oui, pour le rendre accessible. On s’est beaucoup focalisé sur des jeunes qui n’avaient pas nécessairement de background académique. Pour assurer le suivi de ces projets, il nous fallait un local. On l’a trouvé ici où nous sommes toujours. Au départ, on occupait 50 mètres carrés au rez-de-chaussée. Je voulais garder le nom “Molenbeek” pour que les jeunes qui quartier s’approprient l’initiative. De Molenbeek on est passé à MolenGeek. Nous avons accueilli les jeunes startupeurs qui disposaient ainsi d’un lieu pour travailler, recevoir leurs premiers clients et des partenaires.


Très vite, vous avez reçu des soutiens…
Alexander De Croo, alors ministre du Digital a été un des premiers à s’intéresser à notre parcours. Je suis allé frapper à beaucoup de portes pour faire en sorte que les grandes entreprises de technologie prennent une part de leur responsabilité dans le gap qu’il y a dans la société en matière de digital. Je leur ai expliqué que notre mission principale était de rendre accessibles les technologies et qu’ils avaient sans doute un rôle à jouer. Samsung, Google ont été directement partants.
C’est ainsi qu’est venue l’idée de l’école de codage ?
Oui car nous recevions beaucoup de personnes qui avaient des idées. Mais la plupart n’avaient pas de compétences techniques. L’objectif étant de les aider à lancer leur propre entreprise ou de les présenter à d’autres entreprises.


À qui est accessible l’école de codage ?
La formation en Belgique est régionalisée. Donc il faut faire partie des 19 communes de Bruxelles pour venir ici à Molenbeek. C’est la raison pour laquelle nous avons aussi créé des ecosystemes à Charleroi et Anvers. Tous les jeunes peuvent donc y avoir accès. Chacun peut y venir sans aucun prérequis académique. Seule condition : être chercheur d’emploi. Mais le principal critère, c’est la motivation. La sélection dure un mois, nous gardons les plus motivés. Cela nous sert aussi à constituer des groupes homogènes. La formation dure six mois, au minimum. MolenGeek est ouverte le jour jusque très tard le soir.


Et après six mois, ils sont prêts à travailler ?
Oui. 85 % des sorties sont positives. Soit ils trouvent un emploi, soit ils lancent leur entreprise, soit ils continuent une formation plus poussée dans le digital. Car la formation dans les technologies ne s’arrête jamais : je considère que chacun doit consacrer 15 à 20 % de son temps à la formation, tout au long de sa carrière. Même si l’on est expert car les choses évoluent rapidement.


Comment expliquer le taux de réussite ?
Je pense que c’est une question d’état d’esprit. Nous ne voulons pas qu’un seul jeune s’en sorte : nous voulons que le groupe monte, avance ensemble, comme en entreprise. L’appartenance au groupe est importante : chaque groupe a un nom. La formation est très collaborative, participative. Collaborer : on appelle cela “la triche” à l’école. Ici, ce ne sont pas les progrès individuels qui comptent, c’est l’équipe.


Autre mot important : la confiance en soi…
On fait en sorte que l’apprentissage du codage de base s’apprenne assez vite. Les jeunes voient le résultat, cela leur donne confiance en eux. Ce n’est pas nous qui leur donnons cette confiance en eux, ils l’acquièrent grâce à leurs progrès personnels et à ceux du groupe. C’est essentiel. Il n’y a pas de cession au cours desquelles on leur dit : croyez en vous, vous êtes les meilleurs. Ce n’est pas du coaching personnel. On leur prouve par des faits qu’ils sont capables, utiles, responsables.


Vous bannissez la notion d’échec. Pourquoi ?
L’échec scolaire crée l’échec dans le monde social, professionnel et dans la vie familiale : certains jeunes passent alors leur temps à se cacher en jouant à des jeux vidéo et s’isolent. Ils sont dénigrés au sein de la société et même leur famille. Passer d’échec en échec, j’ai connu cela. Le danger, quand on rate tout et que l’on est stigmatisé, c’est d’accepter, finalement, d’être ce que l’on est : un nul, un looser. Le fait dire : ce n’est pas vrai, tout le monde a du talent, y compris toi, et de parvenir à ce qu’ils se prouvent, à eux-mêmes, qu’ils valent quelque chose, cela les aide beaucoup.


En même temps, votre école n’accueille pas que des “losers”…
Ah mais pas du tout. Nous avons une grande diversité de parcours scolaires. Certains viennent ici après avoir fait des études en anthropologie et en histoire de l’art et ont envie de se former au digital. Cette mixité, cette diversité permet aux jeunes, qui ont raté à l’école, de côtoyer des universitaires. Cela change les regards des uns envers les autres, favorise le respect et l’image de soi.
"Le professeur a, à sa disposition, le meilleur ordinateur du monde : son cerveau. 
Et à quoi utilise-t-il son cerveau ? À répéter le même cours…"


Vous semblez dire que l’école est responsable de l’échec scolaire. Mais il y a quand même des jeunes qui ne font aucun effort…
On ne peut pas rendre des gamins de 12,13,14 ou 15 ans responsables de leur réussite scolaire. C’est mon rôle à moi, formateur, c’est ma responsabilité de leur apprendre, de leur transmettre, de mettre en place des instruments pour qu’ils apprennent et maîtrisent les outils, pour qu’ils acquièrent des compétences. C’est moi qui dois m’adapter à eux, pas le contraire. Je dis aux coachs de MolenGeek: “vous n’êtes pas évalué sur le temps passé au cours mais bien sûr le degré de compréhension des élèves des notions que vous leur transmettez. Adaptez-vous, soyez créatifs, faites des choses pour que les jeunes comprennent”. Et cela fonctionne. La notion de réussite doit être plus importante que la notion d’échec.


Vus êtes assez critique sur la manière dont l'enseignement fonctionne…
Si on me demande qui était la deuxième épouse de Charlemagne, je vais sur Google et je vous donne la réponse. Il faut repenser l’école. L’instituteur, le professeur a, à sa disposition, le meilleur ordinateur du monde : son cerveau. Et à quoi utilise-t-il son cerveau ? À répéter le même cours, constamment ! Un professeur doit être inspirant. Il doit coacher, les faire grandir, s’épanouir, réfléchir, rêver, les accompagner dans leur apprentissage. Pour le "par coeur" , il y a un ordinateur, il y a Google, il y a dix mille choses, des jeux, des vidéos pour qu’ils absorbent les connaissances. Il faut donc apprendre à apprendre, à chercher. Par contre, la confiance en soi, c’est à 12 ou 13 ans qu’il faut la leur donner. C’est à ce moment-là que les jeunes ont besoin d’en mentor qui leur dise : “T’inquiète, ça va aller, c’est pas grave. Ok, t’a raté ton examen de français. Mais t’as vu tes notes en math ? C’est ok. On va rattraper cela. Tu vas aider les autres en maths et les autres vont t’aider en français”. Je rêve d’une école avec un espace de coworking, avec un Starbucks. On pourrait aussi permettre aux jeunes de travailler un jour par semaine de chez eux ou développer le cowork de l'ecole. Ainsi, on les responsabilise, on leur inculque l’esprit d’initiative, d’entreprise de manière à ce qu’ils puissent créer des projets, dès 12 ou 13 ans.


Tout le monde n’a pas l’esprit d’entreprise…

Un employé peut avoir un esprit d’entreprise, anticiper, ne pas se contenter d’exécuter ce qu’on lui demande. N’avoir que des exécutants dans une entreprise, c’est très lourd. La Belgique regorge de talents mais ils sont inexploités. Parce que le système scolaire n’est pas adapté à beaucoup de jeunes. Certaines écoles préparent l’élite de demain et dans d’autres, le challenge est juste de garder un maximum d’élèves jusqu’au mois de mai et de faire en sorte qu’ils arrivent avant 11 heures du matin. Il faut oser transformer l’enseignement et les écoles.


Le Pacte d’excellence a été pensé pour cela…
Je ne connais pas en détail le pacte d’excellence, je sais qu’il remplace un référentiel de plus de 25 ans, j'espère que dans le futur il sera mis plus souvent à jour. J’ai aussi lu qu’il y a un tronc commun pour les élèves jusqu’à 15 ans et que son objectif est d'améliorer les performances du système éducatif belge francophone. Pour ma part, je crois que c’est pas le contenu qui est indigeste pour certains élèves, mais la manière dont il est enseigné. L'épanouissement de l’élève doit rester le centre du système éducatif, sa priorité absolue. Avoir des jeunes motivés à réaliser leur vision du monde demain avec tout les challenges qu’on connait est à mes yeux plus important pour notre société, que réaliser de meilleur score au classement PISA.


Vous êtes partisan de l’inscription du codage dans le parcours scolaire. Pourquoi ?

Cela se fait déjà au nord du pays. Il faut le faire parce qu’une partie de la population, parfois des chirurgiens, des architectes, des avocats de talents sont totalement illettrés en matière informatique. Pourtant, on interagit toute la journée avec du digital. Nous sommes tous et toutes confrontées à des algorithmes. Si on n’arrive pas à comprendre ce qu’il y a derrière, on en devient l’esclave. Quand vous ralentissez sur une vidéo, par exemple consacrée à un régime, celles que l’on vous proposera par la suite vous parleront aussi de régimes. Suivront les vidéos sur les troubles alimentaires. Si, dans un forum, vous vous arrêtez pour lire un avis tranché, radical, ce sont ceux-là que l’on vous proposera lors de votre prochaine venue. Si les gens, les jeunes en particulier, ne savent pas que ce sont des algorithmes qui vous proposent cela, ils auront tendance à croire que le monde est comme cela. Non. Les algorithmes vous enferment dans une petite bulle parce qu’un jour vous avez eu le malheur de cliquer sur une image. Le danger est que certaines personnes pensent que le monde réel est à l’image que ce que les algorithmes leur montrent. Cela empêche les partages et crée des clivages dans la société. Les réseaux sociaux rassurent les gens dans leur pensée même si ces pensées sont clivantes.


Optimiste, malgré tout ?
L’idéal est que, d’ici cinq ou dix ans, MolenGeek n’ait plus à rendre les technologies accessibles, que tous les jeunes soient bien formés à les utiliser. L’école doit donner des cours de codage, d’algorithmie, de data, d’intelligence artificielle, mais aussi d’histoire des technologies. Les jeunes, ici, ne connaissent pas Edward Snowden, Julian Assange, Cambridge Analytica : il faut parler de cela aux jeunes, avant la fin des secondaires. À tous les jeunes, même ceux qui veulent devenir vétérinaires ou avocats. Ce sont les bases de la vie actuelle. Sinon, on ne comprendra pas le monde dans lequel on vit…
C’est la raison pour laquelle vous offrez également des cours pour les aînés…
Oui, il est essentiel de réduire la fracture numérique. Beaucoup d’agences bancaires ferment, les guichets sont difficilement accessibles, tout se fait par internet. Beaucoup d’aînés sont perdus. On l’a vu à l’heure du confinement, il était important pour tous, jeunes et vieux, de garder le contact avec leur famille.


Vous avez aussi des formations pour les jeunes et leurs parents…
Dans le cadre d’un programme “safety”. Il faut expliquer aux jeunes qu’ils peuvent parler aux adultes de tout ce qu’ils font sur internet. Nous proposons aussi aux parents de les aider dans la vie digitale de leur enfant. Aujourd’hui, certains parents qui veulent punir leur enfant leur retirent leur smartphone : c’est la pire idée qui soit car ils utiliseront le téléphone de leur ami. Et les parents ne sauront pas ce qu’ils y voient. Quand j’étais jeune, j’allais jouer au foot avec un copain de classe. Il suffisait à ma mère de pousser un peu le rideau pour voir où j’étais, avec qui j'etais et ce que je faisais. Avec un smartphone, les parents ne savent plus avec qui leurs enfants sont en contact. Il faut créer un espace de confiance entre les parents et l’enfant et leur dire : tu ne seras jamais grondé ou jugé. Je suis là pour t’accompagner. Le père ou la mère pourra alors suggérer à son enfant de ne pas aller voir cela, de bloquer cette personne pour telle ou telle raison. L’interdiction n’est pas la solution. Ce qui compte c’est la formation et la confiance.
"Je reste un produit belge même si j’ai un lien biologique avec le Maroc"


Le MR vous a proposé d’entrer au conseil d’administration de Proximus. Surpris ?

Je vais être honnête. Quand Georges-Louis Bouchez, qui était déjà venu visiter MolenGeek, m’a proposé cela, je ne savais pas en quoi cela consistait exactement. Je ne savais même pas que c’était payé. Je me suis dit seulement : cool ! Il m’a dit : je veux que tu y ailles avec ta vision. Moi, je ne suis pas politique, je ne suis pas membre du MR, ce n’est pas un milieu qui m’attire. Et ce que je dis et fais à Proximus, je le fais en totale indépendance.


Avez-vous hésité ?
Je me suis retrouvé au pied du mur. On me demande à moi, jeune d’origine maghrébine, sans background académique, de siéger au CA d’une entreprise du Bel 20, la plus prestigieuse de Belgique en matière de digital. Moi qui tente d’ôter toutes les barrières pour pousser les jeunes vers le digital. Pourquoi aurais-je refusé ce poste ? C’est un magnifique challenge, cela me passionne. J’essaye d’apporter ma vision de start up, de transmettre ma vision sociétale : je viens de Molenbeek, j’ai traîné toute ma jeunesse sur le pas d’une porte. Il y a peut-être des choses que l’on ne voit pas au CA de Proximus et que, modestement, je peux apporter grâce aux jeunes que je fréquente. C’est un vrai bonheur et un vrai honneur.


N’est-ce pas, parfois, un peu enfermant, d’être choisi pour ou grâce à vos origines ? Ce sont aussi vos compétences qui vous ont permis d’être au CA de Proximus…

Bien sûr. Si j’insiste sur mes origines, c’est surtout par rapport au “rôle modèle” que je suis pour les jeunes de Molenbeek. Pourquoi le nier ? Ils voient un jeune, qui s’appelle Ibrahim, qui a la même origine qu’eux, qui s'investit, qui progresse, qui entreprend. Je reçois beaucoup de messages, souvent très touchants, de la part de jeunes qui me disent que je suis une forme d’inspiration pour eux. Les limites sont repoussées de plus en plus loin. Pour être honnête, je n’ai pas un miroir en face de moi qui me rappelle tout le temps mon teint bronzé. Quand je me regarde, je me sens Belge, je pense, je réfléchis comme un Belge, je me projette en Belgique. J’ai des liens d’origine avec le Maroc, j’y ai toujours un peu de famille, ma mère est enterrée là-bas. Mais je reste un produit belge même si j’ai un lien biologique avec le Maroc. Il n'y a pas à choisir : ce serait comme demander à une personne de faire le choix entre ses parents adoptifs ou ses parents biologiques.


Y a-t-il encore des freins à l’intégration. Où sont-ils ?

Il y a des freins, même si les choses avancent. Nous formons des jeunes qui créent leur entreprise. Mais un jeune d’ici n’a pas les trois “F”, family, friends, fools (famille, amis, les fous prêts à investir). Nos profils sont plus à risques pour les investisseurs. Il y a des freins au niveau des dirigeants d’entreprise de grosses boîtes. J’ai la chance d’être au CA d’une entreprise du Bel20 : il n’y en a pas beaucoup qui me ressemblent dans d’autres CA, qui sont des CEO ou grands managers. Et pourtant, la Belgique est en avance sur certains pays où les débats sont très clivants. Et la Belgique avance bien. Ilham Kadri dirige Solvay. Évidemment nous ne devons pas être les alibis que l’on expose à chaque fois. Mais cela progresse. Je suis très fier de mon pays.


Vous avez pris position dans deux débats actuellement sensibles : le port du voile et l’abattage sans étourdissement.
Je commencerai par une boutade : je suis un homme, je ne porte pas le voile. Et je suis végétarien… Je pourrais dire que je ne suis pas concerné. Plus sérieusement, qui suis-je pour évaluer la tenue vestimentaire d’une personne avec qui je collabore ou que je dois engager ? Il y a tellement de choses dans les têtes, tellement de talents qu’il est inutile de s’arrêter à son aspect extérieur. Je ne me sens pas agressé si je vois une personne voilée ou qui porte la kippa au guichet d’une administration communale. Moi, j’étais heureux de voir des crèches de Noël dans les administrations publiques. Les musulmans sont respectueux envers les croyances des autres ou leur laïcité.


Pour autant que cela soit un choix…
Moi, je ne parle pas des femmes qui portent le voile mais bien de femmes qui choisissent de porter le voile… C’est très différent. En s’opposant au port du voile, on rend le débat clivant pour elles. Et le clivage n'aide pas à ce qu'elles fassent un choix totalement libre. Si on interdit certaines fonctions aux femmes portant le voile, on leur retire une indépendance financière. Ce n’est pas en leur retirant leur salaire qu’on va aider celles qui, éventuellement, seraient contraintes de le porter sous la pression de leur mari ou de leur famille. Les empêcher de travailler ou de se baigner avec le vêtement adaptés de leur choix, c’est les isoler de la société. C’est la personne qui est importante, ce n’est pas ce qu’elle a sur la tête. La tolérance permet de débloquer beaucoup de choses. Ici il y a des femmes voilées, d’autres non, des hommes tatoués, d’autre non. Nous essayons simplement de réunir sur des projets communs.
Vous êtes donc en opposition avec Georges-Louis Bouchez…
Oui, en effet !


De même que sur l’abattage sans étourdissement…
Je n'ai jamais pris position officiellement sur ce sujet. Je vais aborder ma vision du fonctionnement de la société sur ce sujet. Même si je suis végétarien, je ressens ce débat comme une stigmatisation envers la communauté musulmane. Si l’objectif de l’interdiction de l’abattage sans étourdissement est le bien-être animal, pourquoi ne pas donner l’exemple? Pourquoi tolère-t-on toujours le gavage des oies, le broyage de poussins vivants, les homards que l’on jette vivants dans l’eau bouillante ? Pourquoi s’intéresse-t-on seulement à l’égorgement ? Si l’étourdissement est à ce point problématique qu’il faille légiférer pourquoi ne légifère-t-on pas sur les autres pratiques ? Comment expliquer aux jeunes, de culture musulmane, que ce projet n’est pas dirigé contre eux ? C’est assez hypocrite et très stigmatisant..


https://www.lalibre.be/debats/opinions/2022/07/10/ibrahim-ouassari-cest-lechec-qui-ma-construit-DMSOETODTJADJLLY5HNQPJECUI/

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