20 décembre 2021

“Pour que les opposants conservateurs au climat vous écoutent vraiment, essayez de parler leur langage.” (Jamie Freestone)


Jamie Freestone,
est Doctorant en littérature, Université de Queensland. 

15 mai 2018

https://theconversation.com/to-get-conservative-climate-contrarians-to-really-listen-try-speaking-their-language-94296)


Voici quelques extraits traduits de son article.


Les faits ne parlent pas d'eux-mêmes. C'est particulièrement évident dans le cas du changement climatique. De brillantes études menées au cours des dix dernières années ont montré que les gens réagissent aux récits sur le changement climatique, et non aux faits bruts.
Nous savons également que c'est la politique, et non les connaissances scientifiques, qui façonne l'opinion des gens sur le changement climatique. Ainsi, les négationnistes sont généralement politiquement conservateurs, indépendamment de leurs connaissances scientifiques. 


Les effets du changement climatique sont potentiellement catastrophiques. À l'heure actuelle, une minorité d'opposants conservateurs, y compris des politiciens dans plusieurs pays, ont une influence démesurée sur notre manque d'action. Il est logique qu'une grande partie de nos efforts de campagne leur soit destinée.


Mais combien de campagnes sur le changement climatique visent spécifiquement les personnes ayant une vision conservatrice du monde ? D'après ce que nous savons de la recherche, la réponse est à peu près nulle. 


Comme tout le monde, nous n’accueillons pas les informations qui vont à l'encontre de notre vision du monde. Les conservateurs sont eux aussi susceptibles d'ignorer ou de filtrer les informations qui menacent la croissance économique, le niveau de vie et les intérêts commerciaux.
Ils risquent également de ne pas être impressionnés par les messages qui soulignent l'impact du changement climatique sur les pauvres de la planète. Les récits à connotation morale expliquant que le changement climatique est la faute de l'humanité sont particulièrement inefficaces.


Peu importe l'exactitude de ces récits, ils ne fonctionneront pas avec une personne qui n'y est pas ouverte. Au lieu de cela, nous devons élaborer de nouveaux récits sur le changement climatique qui s'adressent spécifiquement aux personnes ayant une vision conservatrice du monde.


Cela signifie qu'un récit sur le changement climatique qui fait appel aux valeurs conservatrices est une priorité absolue. 


Il est important de noter que, bien que politiquement ciblés, ces récits ne compromettent ni ne déforment en aucune façon la science du changement climatique. Ils mettent simplement l'accent sur des effets différents.


Vendre la vérité

 
Pour certains, le mot même de "narration" comporte des connotations de marketing, de relations publiques, de propagande ou de mensonge.Mais ce n'est pas de la propagande si c'est vrai. Tout ce que je préconise, c'est de présenter les faits de manière à séduire un public qui, jusqu'à présent, est resté indifférent. C'est une question de stratégie.


Les entreprises de combustibles fossiles ont des stratégies de communication astucieuses et des incitations matérielles évidentes à mentir. Elles ont donné des millions de dollars au négationnisme climatique.


Nous n'avons pas besoin de mentir sur le changement climatique. Il n'est malheureusement que trop réel.


À quoi peuvent ressembler ces récits ?


Il est temps de jouer intelligemment et de gagner en engageant les conservateurs. Le changement climatique ne devrait pas être une question politique. Mais la lutte contre le changement climatique doit tenir compte de l'identité politique des gens.


Les conservateurs sont plus susceptibles de répondre aux messages positifs qui mettent l'accent sur l'action plutôt que sur le pessimisme. 


Par exemple, nous en arrivons à un récit difficile mais potentiellement puissant. Il s'agit de retourner les grandes industries en général contre certaines parties de l'industrie énergétique en particulier. Les effets les plus graves du changement climatique menacent les intérêts de tous, y compris ceux de la plupart des grandes entreprises.


Nous devons composer un discours sur les plus grands émetteurs parmi les entreprises de combustibles fossiles qui ne font pas leur travail et qui gâchent la situation des autres industries. Cela pourrait mobiliser les intérêts commerciaux traditionnellement conservateurs pour soutenir l'action contre le changement climatique.

"Le réchauffement climatique est une histoire très simple. Racontons-là !"



Les scientifiques sont unanimes sur le réchauffement. Il est grand temps d'en faire un récit manichéen pour mobiliser les foules, car les histoires changent le monde...

Le monde se dirige vers un réchauffement climatique "catastrophique" au XXIe siècle, après une année 2020 record à égalité avec 2016, selon l’ONU.


Par Jamie Milton Freestone, pour Areo Magazine (traduction Peggy Sastre)

Un article Publié dans l’Express le 08/07/2021


Selon les mots du philosophe Stephen Gardiner, le changement climatique est une "tempête morale parfaite". Ses effets sont mondiaux et intergénérationnels, tandis que ses causes sont très techniques, ce qui rend pratiquement impossible de galvaniser les foules et de les faire agir. Il est même difficile de l'expliquer. Le climat mondial est extrêmement complexe. Les accords internationaux sont très compliqués. Les intérêts particuliers sont embrouillés au possible. Face au changement climatique, notre paralysie est donc tout à fait compréhensible. 

C'est ce que j'ai longtemps pensé, en me demandant comment formuler au mieux le problème pour intéresser davantage de monde. En tant que vulgarisateur scientifique, j'admets l'échec de ma profession sur ce point. Idem pour les climatologues et, dans une large mesure, pour militants du climat.
Mais parmi tous les efforts de communication sur le changement climatique, une réussite est éclatante. En son genre, c'est un modèle de puissance narrative et de persuasion efficace.  


Dès le début des années 1980, ExxonMobil a ainsi élaboré un récit brillant sur l'incertitude de la science du climat et les motivations des écologistes, (https://en.wikipedia.org/wiki/ExxonMobil_climate_change_controversy) (1) qui allait trouver écho auprès des journalistes et des politiciens. Leur récit était simple, faisait appel aux intuitions générales et désignait clairement des héros et des méchants. Et qu'importe qu'il se soit manifestement agi d'un tissu de mensonges, concocté par les mêmes professionnels qui s'était chargés de la propagande de l'industrie du tabac, beaucoup de personnes influentes l'ont gobé tout cru.  


Nous pouvons en tirer deux leçons. Premièrement, nous avons besoin d'un récit digeste et général pour unir des groupes disparates dans la lutte contre le réchauffement climatique. Deuxièmement, le meilleur candidat, à mes yeux, intègre le récit d'ExxonMobil et son ignominie.  


J'étudie la narration à la fois d'un point de vue littéraire et de communication sur le changement climatique. Les deux domaines ne sont pas si différents. Les histoires de fiction et les campagnes de relations publiques, comme les récits personnels et les mythes culturels, ont tous des caractéristiques communes qui font leur succès.  


Il est grand temps que les gentils de la lutte contre le changement climatique adoptent un récit exploitant ces caractéristiques, à l'image de la campagne délibérée de désinformation dans laquelle se sont complus les méchants. Et cela commence par être tout aussi manichéen !


Qu'est-ce qui rend un récit efficace ?  


Bons récits

 
Les récits captivent leur public quand le drame est causé par des personnes, plutôt que par des forces invisibles ou impersonnelles. En 330 avant J.-C., Aristote conseillait aux auteurs de pièces de théâtre d'éviter le recours paresseux au deus ex machina et de privilégier l'action motivée par les décisions des personnages. Ce conseil est toujours valable pour les scénaristes et les romanciers d'aujourd'hui. Il vaut également pour les récits plus nébuleux de la politique et des relations publiques. 
Les militants climatiques devraient en prendre note : le récit a besoin de personnages déterminés. Et nous n'avons pas besoin de les inventer. Il est vrai que les événements climatiques prennent la forme de catastrophes naturelles - comme un deus ex machina antique. Mais il y a de vrais gens qui non seulement supervisent les émissions de gaz à effet de serre, mais qui entravent également nos efforts d'atténuation et exacerbent ainsi les effets non humains du réchauffement climatique. En d'autres termes, les événements composant la crise climatique sont réellement causés par des événements antérieurs, sous la forme d'actions entreprises par des personnes. Autant d'ingrédients d'un récit satisfaisant. 
Qui plus est, ces personnes en question sont des méchants tout droit sortis du casting d'une super-production hollywoodienne : les PDG cupides et les membres du conseil d'administration des entreprises de combustibles fossiles, leurs lobbyistes sournois et des politiciens soit corrompus, soit suffisamment ignorants pour se laisser influencer (dans notre récit, les méchants ultimes sont les pourvoyeurs du récit d'ExxonMobil). 


Les gentils, quant à eux, sont les malheureux climatologues - forcés d'endosser le rôle de Cassandre - et le commun des mortels de par le monde, des citoyens comme vous et moi, qui risquent d'être privés de leur avenir si nous ne nous unissons pas pour sauver la planète.  


Cela semble réducteur, manichéen et grandiose ? Parfait. Ce sont de tels récits qui font un carton. Et ce récit n'est pas seulement efficace, il est aussi tristement vrai. Le changement climatique n'a pas besoin d'être sensationnalisé : il est trop réel et trop grave. Le Centre pour l'étude des risques existentiels de Cambridge (CSER) note que les prévisions les plus pessimistes et la possibilité d'effets secondaires imprévus font du réchauffement climatique une menace non seulement pour le niveau de vie, mais aussi pour de vastes pans de l'humanité et pour l'intégrité des systèmes économiques.  


Je ne suis même pas un fanatique du changement climatique. Il y a des problèmes plus importants. La guerre nucléaire est toujours mon candidat préféré pour le problème mondial le plus urgent à résoudre. Mais pour atténuer le changement climatique, il existe des mesures évidentes que nous pouvons prendre dès maintenant, si les gens sont motivés. Contrairement à la feuille de route vers le désarmement nucléaire, qui est impénétrable, le chemin pour éviter la catastrophe climatique est, bien qu'escarpé, étonnamment bien éclairé : abandonner les combustibles fossiles, en particulier pour produire de l'énergie ; investir dans la séquestration du carbone (reforestation et nouvelles technologies) ; et éliminer par les urnes les politiciens qui s'opposent à ce programme.  


En combinant les bons, les méchants et l'appel à l'action décrit ci-dessus, ce récit pourrait s'appeler : le récit de la résistance.  


Ce récit met l'accent sur des actions que presque toutes les personnes intéressées par le changement climatique, quelle que soit leur idéologie, peuvent soutenir. Il existe d'autres stratégies d'atténuation qui méritent d'être poursuivies. Il s'agit notamment de manger moins de viande, de la géo-ingénierie, de l'utilisation de l'énergie nucléaire, de la réduction de la consommation des ménages et du génie génétique des microbes qui se nourrissent de carbone. Mais ces stratégies n'ont pas besoin de figurer dans le récit principal, en partie parce qu'elles sont moins éprouvées, mais surtout parce qu'elles divisent même ceux qui reconnaissent que le réchauffement climatique est une urgence.  


L'ampleur de ce récit principal, c'est-à-dire la manière de présenter le changement climatique pour inciter à l'action, doit être aussi large que possible. En théorie, le récit de la résistance devrait plaire à tout le monde, sauf aux marchands de combustibles fossiles et à leurs actionnaires. 


Le changement climatique est une chose rare : une question bipartisane. (Bien que le déni soit corrélé au conservatisme politique, cela tient peut-être davantage à un effet de cadrage plutôt qu'à la question fondamentale. (Voir (2) en Annexe).  


La science est incertaine, pas le récit


Loin d'être une tempête morale parfaite, le changement climatique est la cause la plus manifestement louable à laquelle nous puissions rêver de nous rallier. La plupart des grosses questions d'actualité tournent autour d'obscurs dilemmes moraux ou ont des arguments politiques raisonnables des deux côtés. (...) Des experts désintéressés des deux côtés semblent avoir de bonnes idées.(...) 
Certes, la science de la prévision des effets précis du réchauffement climatique est moins solide que le fait qu'il se produise. Mais cette incertitude rend la question plus directe sur le plan politique, et non moins. Les systèmes planétaires affectés par le réchauffement climatique sont si complexes qu'il pourrait bien y avoir des effets catastrophiques que nous ne connaissons même pas. C'est pourquoi notre vigilance ne devrait que s'accroître à la lumière de cette incertitude, plutôt que de diminuer, comme le suggère la campagne de relations publiques d'ExxonMobil. 
Le problème global du changement climatique se prête à un récit simple que tout le monde peut comprendre. 


Vive les récits !

 
Cela ne fait pas si longtemps que les vulgarisateurs scientifiques ont compris que les gens ne sont pas des robots évaluant de manière impartiale des ensembles de données climatologiques. Ils réagissent plutôt aux récits qui font appel aux émotions et à l'identité culturelle. 
Malgré cela, les avis divergent quant aux types de récits à privilégier. Certains estiment que les récits pessimistes sont trop déprimants et incitent à la démoralisation plutôt qu'à l'action. Pour d'autres, les récits techno-utopistes, dans lesquels la science ou les mécanismes du marché nous sauvent, sont trop optimistes et poussent à la passivité. D'autres encore pensent que le capitalisme et l'avarice sont à blâmer et que le récit qui mérite d'être souligné est celui du châtiment des cupides. Mary Annaïse Heglar, une militante exceptionnellement sensible à l'attrait de la narration, soutient que les récits mettant l'accent sur le choix du consommateur sont trop complaisants avec les entreprises.  (3 Voir Annexe 2)


Là-dessus, je suis personnellement agnostique. J'ai une opinion sur ce qui devrait être le récit principal - je la présente dans cet article - mais quant à savoir lequel de ces cadrages est le plus efficace, la question reste ouverte.  


Prenons le récit sombre et pessimiste. Je peux comprendre que l'on puisse penser que cela mène à la désaffection. Mais est-ce le cas? La glorieuse histoire des sectes apocalyptiques, de l'eschatologie religieuse et des dictateurs frappadingues qui passionnent leur monde avec des histories de damnés et d'élus montre qu'il est possible d'inspirer ainsi les gens de manière très efficace. Mais qu'est-ce que j'en sais? Je suis un expert en la matière, et je reconnais moi-même que les preuves sont insuffisantes. 
Entre-temps, je préconise le récit de la fourberie des entreprises de combustibles fossiles et de l'union pour les vaincre - le récit de la résistance - principalement en raison de sa ressemblance avec les récits les plus populaires qui soient, à savoir les mythes religieux, Star Wars, Harry Potter, les films Marvel et autres incarnations du monomythe. Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une narration ingénieuse. Il ne correspond même pas à ma vision du monde. Mais les gens ont envie d'une histoire classique où les gentils triomphent contre vents et marées.  


La seule modification qui différencie le récit de la résistance du plus banal des monomythes est que l'action collective est nécessaire. Le héros de la lutte contre le réchauffement climatique ne doit pas être un seul homme, mais une communauté entière. Le concepteur de jeux Jeff Gomez propose l'idée du voyage collectif comme une actualisation du monomythe. Gomez affirme que la nature hautement distribuée des problèmes mondiaux, y compris le changement climatique, nécessite une nouvelle forme d'histoire collective. Je soutiens fermement cette idée. Mais elle met également en évidence que nous oeuvrons dans un espace où les preuves empiriques sont encore peu nombreuses.  


La pétoche de Reagan et 3.5% de la population dans la rue


Le récit de la résistance peut également être intégré dans une perspective de divertissement. Là encore, les preuves que cela fonctionne sont plus indicatives que concluantes, mais les récits faits pour le divertissement - fictionnels ou non - peuvent en réalité avoir un impact plus important sur la politique que ce que nous appelons les récits dans le cycle des relations publiques et des nouvelles - bien que l'ampleur de l'impact soit difficile à mesurer. Le roman de Harriet Beecher Stowe, La Case de l'oncle Tom, a apparemment fait évoluer l'opinion publique sur l'esclavage. L'Archipel du Goulag, l'exposé d'Alexandre Soljenitsyne sur les camps de prisonniers soviétiques, a pu affaiblir le prestige du régime en URSS et à l'étranger. 

 
L'exemple le plus tentant, à mon avis, est le téléfilm de 1983 Le Jour d'après, qui donne une image réaliste des effets de la guerre nucléaire dans une petite ville américaine. Le film a fait l'objet d'une projection spéciale à la Maison Blanche, et Ronald Reagan aurait été profondément déprimé après la projection. Les biographes affirment (tout comme Reagan lui-même dans son journal) que ce programme - plus que les briefings de sécurité ou les avertissements des experts - a contribué à sa volonté de réduire les armes nucléaires au cours de son second mandat.  


Ce qu'il y a de fou, c'est que l'impact de ce type de récits n'a pratiquement pas été étudié.  


Le romancier Amitav Ghosh fait remarquer, jusqu'à présent, le changement climatique a été mis en scène principalement sous la forme de films de climato-fiction comme Le jour d'après et Geostorm. Mais loin d'être un vibrant appel à l'action, la cli-fi s'est montrée politiquement inefficace et a adopté les tropes du genre du film catastrophe, dans lequel le méchant est simplement incarné par les forces de la nature, impersonnelles et inaccessibles : un deus ex machina. Un film "cli-fi" dans lequel un politicien dénialiste serait joué par Ralph Fiennes - ou n'importe quel autre expert des personnages maléfiques - serait un progrès. Mieux encore, quelque chose comme ce que The Big Short a fait pour la crise financière mondiale, mais sur les entreprises de combustibles fossiles, serait le bienvenu. Le réalisateur Adam McKay a l'intention de transformer La Terre Inhabitable de David Wallace-Wells en un drama de type Succession pour HBO.  


Utiliser le divertissement pour susciter une action sur le changement climatique a de quoi sembler peu réaliste. Mais, malgré l'absence de preuves solides sur la façon dont les gens changent en général d'avis, d'alléchants indices suggèrent que l'impact du divertissement a été massif (comparez, par exemple, la façon dont la façon d'appréhender l'autisme a changé après le film Rain Man). Je pense que cela vaut la peine d'être tenté, parallèlement à la diffusion de messages plus généraux dans les informations et sur les réseaux sociaux.  


Le manque de connaissances sur la manière de changer les attitudes et les comportements traduit une lacune beaucoup plus importante dans les sciences sociales. Ce n'est qu'au cours des dix dernières années que l'on a étudié systématiquement une question aussi fondamentale que celle de savoir quels types de protestations sont les plus efficaces. Les politologues Erica Chenoweth et Orion A. Lewis ont analysé les taux de réussite de différents types de mouvements, y compris les protestations violentes et non violentes (les protestations non violentes sont plus efficaces). Ils ont également constaté que tout mouvement parvenant à faire descendre dans la rue 3,5 % de la population atteignait ses objectifs. D'où le fait qu'Extinction Rebellion cherche à inciter 3,5 % de la population d'un pays donné à prendre des mesures sérieuses contre le changement climatique. Hélas, des recherches ultérieures indiquent que l'efficacité des protestations - non violentes ou non - a tendance à s'estomper. Et le chiffre magique de 3,5 % n'est qu'une limite inférieure historique du succès ; il ne nous dit rien sur les causes de ce succès et ne peut prédire si l'avenir sera comme le passé. Néanmoins, ces recherches indiquent une prise de conscience croissante de l'importance d'apprendre comment on peut changer les choses.  


Conclusion


Nous vivons au milieu de récits, pas de faits scientifiques ; le réchauffement climatique doit être communiqué par le biais d'histoires, pas de données. La politique du changement climatique, contrairement aux différends techniques en climatologie, se jouera entièrement dans le domaine imprécis mais crucial des récits sur ce qui s'est passé et sur ce que nous devons faire pour faire face aux catastrophes climatiques imminentes.  


Rien de tout cela n'est à inventer, à déformer ou à fabriquer. Le réchauffement climatique est réel. La campagne visant à le discréditer est réelle. L'influence démesurée de quelques politiciens dénialistes est réelle. Les solutions sont réelles. Et pourtant, armés des faits et de la morale, les climatologues et les vulgarisateurs comme moi ont jusqu'à présent échoué. En fait, nous avons été battus par une bande de "Serpentards". En plus des solutions techniques et économiques, nous avons besoin d'un récit unificateur, une histoire qui aide à transformer le statu quo de l'apathie à l'action. Cela commence par une grande simplification. Le réchauffement climatique se produit ; certaines personnes sont beaucoup plus à blâmer que d'autres ; triomphons de ces gens de manière non violente et sauvons ce que nous chérissons.  


Annexe : un récit de résistance en à peine 100 mots


Ce récit condensé contient un problème, une motivation, des bons et des méchants et un appel à l'action en 100 mots. Il utilise un langage émotif mais est entièrement basé sur des faits connus de tous. 
La combustion de combustibles fossiles augmente l'effet de serre, qui est déjà à l'origine de conditions météorologiques extrêmes et d'une sixième extinction. La situation va empirer. La plupart d'entre nous le comprennent, mais certains dirigeants puissants nient le danger. Au lieu d'écouter les experts, ces dirigeants ont été dupés et ont cru les mensonges des entreprises de combustibles fossiles et de leurs lobbyistes. Nous, les gens, nous soucions de notre survie, nous devons donc nous unir pour vaincre les entreprises de combustibles fossiles, qui sont motivées par la cupidité. Éliminez les politiciens influençables par les urnes, boycottez les entreprises qui pourrissent le monde, financez la recherche sur la séquestration du carbone et adoptez dès maintenant les énergies renouvelables.  


Cet article est initialement paru dans Areo Magazine, site d'opinion et d'analyse dirigé par Helen Pluckrose. 

Jamie Milton Freestone est chercheur à l'Institut des études avancées sur les humanités de l'Université du Queensland (Australie). 

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(1) Note.
Changement climatique : Exxon a-t-il menti durant quarante ans ?
Qu'est-ce qui lui est reproché ? 

(Voir aussi l'article Une brève histoire du déni climatique alimenté par les combustibles fossiles. - John Cook, Chargé de recherche en communication climatique, Institut du changement global, Université du Queensland. 21 juin 2016) ICI > (*)


Le pétrolier texan est soupçonné d'avoir sciemment diffusé de fausses informations sur les conséquences de ses activités sur le réchauffement climatique et d'avoir sous-estimé l'impact du changement climatique sur ses décisions stratégiques.

«Dès 1977, ils avaient compris très clairement ce que cela signifiait comme risque pour la civilisation. Ils disaient que la hausse des températures pouvait détruire l'agriculture dans de nombreux endroits et changer la configuration des pluies», expliquaient le 17 septembre les journalistes d'InsideClimateNews, en citant les différentes recherches menées par la compagnie pétrolière pour évaluer l'impact des émissions de CO2.

Pourtant, en 1989, Exxon fondait avec d'autres exploitants d'énergies fossiles l'organisation Global Climate Coalition (GCC). Derrière son nom très vert, GCC s'est avéré un lobby destiné à retarder les décisions prises par l'ONU pour contrer le changement climatique. Et en 1996, le PDG du géant pétrolier déclarait : «La science n'a pas prouvé que les activités humaines affectent le climat mondial.» Selon le Los Angeles Times, Exxon a acheté pendant quinze ans des espaces publicitaires dans les grands journaux américains pour critiquer la réglementation visant à limiter le réchauffement de la planète.

Exxon, c’est quoi ?

ExxonMobil est une vieille entreprise américaine, descendante de la Standard Oil Company, née en 1870, et résultat de la fusion de Mobil Oil et Exxon en 1972. Plus grande société pétrolière et gazière cotée en Bourse, elle possède 45 raffineries pétrolières et 42 000 stations-service dans une centaine de pays. En France, ExxonMobil est plus connu sous le nom de sa filiale Esso, qui commercialise également les huiles Mobil.)

(2) VOIR AUSSI
“Pour que les opposants conservateurs au climat vous écoutent vraiment, essayez de parler leur langage.” dit  Jamie Freestone, Doctorant en littérature, Université de Queensland. (15 mai 2018 - https://theconversation.com/to-get-conservative-climate-contrarians-to-really-listen-try-speaking-their-language-94296)

En français :  
Voir quelques extraits de son article, ICI>

(3). VOIR AUSSI "Je travaille dans le mouvement environnemental. Je me fiche que vous recycliez." https://www.vox.com/the-highlight/2019/5/28/18629833/climate-change-2019-green-new-deal

En français :  
Voir son article, ICI>
 





Je travaille dans le mouvement environnemental. Je me fiche que vous recycliez. Combattez plutôt l'industrie pétrolière et gazière.

 
Je travaille dans le mouvement environnemental. Je me fiche que vous recycliez.

Arrêtez d'être obsédé par vos "péchés" environnementaux. Combattez plutôt l'industrie pétrolière et gazière.

Par Mary Annaise Heglar Mis à jour le 4 juin 2019, 9:33am EDT

(Mary Annaïse Heglar est une essayiste spécialiste de la justice climatique et directrice des publications du Natural Resources Defense Council à New York.

Photo courtesy Mary Annaïse Heglar
Photo courtesy Mary Annaïse Heglar



Je suis au dîner d'anniversaire de mon ami lorsqu'une conversation bien trop familière se déroule. Je me présente à l'homme à ma gauche, lui dis que je travaille dans le domaine de l'environnement, et son visage se fige de terreur. Notre poignée de main devient molle.

"Vous allez me détester...", murmure-t-il d'un air penaud, sa voix étant à peine audible par-dessus le bruit de l'argenterie.

Je savais ce qui allait se passer. Il m'a régalé d'une liste d'erreurs environnementales commises ce jour-là : Il avait commandé son déjeuner et l'avait reçu dans des récipients en plastique ; il avait mangé de la viande et était sur le point d'en commander à nouveau ; il avait même pris un taxi pour se rendre à cette fête.

Je pouvais entendre la honte dans sa voix. Je lui ai assuré que je ne le détestais pas, mais que je détestais les industries qui le plaçaient - et nous tous - dans le même sac à malices. Ses épaules se sont alors redressées et ses yeux ont croisé les miens. "Ouais, parce que ça ne sert plus à rien d'essayer de sauver la planète, hein ?"

Mon estomac s'est enfoncé.

Malheureusement, j'ai souvent cette réaction. Un seul mot sur mes cinq années au Natural Resources Defense Council, ou sur mon travail dans le mouvement pour la justice climatique en général, et je suis bombardé d'admissions pieuses de transgressions environnementales ou de mains nihilistes levées. Un extrême ou l'autre.

Et je comprends pourquoi. Les scientifiques nous avertissent depuis des décennies que les humains provoquent des changements graves et potentiellement irréversibles du climat, en cuisant essentiellement notre planète et nous-mêmes avec du dioxyde de carbone. Un rapport de 2018 du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat a averti que nous avions (moins de 10 ans) pour effectuer des changements massifs qui pourraient arrêter les pires impacts du changement climatique.  

Il fut un temps, peut-être, où il fallait avoir de solides connaissances scientifiques pour comprendre le changement climatique, mais aujourd'hui, il suffit de regarder les gros titres de la presse quotidienne - ou de regarder par la fenêtre. Qu'il s'agisse du Camp Fire, un incendie de forêt dévastateur en Californie, exacerbé par un temps sec et chaud, ou de l'ouragan Michael, une tempête qui s'est rapidement intensifiée en raison de l'augmentation de la température de la mer, le changement climatique est bien là.

Je ne blâme personne de vouloir l'absolution. Je peux même comprendre l'abdication, qui est sa propre forme d'absolution. Mais sous tout cela se cache une force bien plus insidieuse. Il s'agit du récit qui a à la fois dirigé et entravé la conversation sur le changement climatique au cours des dernières décennies. Il nous dit que le changement climatique aurait pu être résolu si nous avions tous commandé moins de plats à emporter, utilisé moins de sacs en plastique, éteint un peu plus de lumières, planté quelques arbres ou conduit une voiture électrique. Elle nous dit que si ces ajustements ne suffisent pas, à quoi bon ?

La croyance que cet énorme problème existentiel aurait pu être résolu si chacun d'entre nous avait simplement modifié ses habitudes de consommation n'est pas seulement absurde, elle est dangereuse. Elle transforme l'environnementalisme en un choix individuel défini comme un péché ou une vertu, condamnant ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas respecter cette éthique. Si l'on considère que le même rapport du GIEC souligne que la grande majorité des émissions mondiales de gaz à effet de serre proviennent d'une poignée d'entreprises - aidées et encouragées par les gouvernements les plus puissants du monde, y compris les États-Unis - il s'agit purement et simplement d'une accusation de victime.

Lorsque les gens viennent me voir pour confesser leurs péchés écologiques, comme si j'étais une sorte d'éco-nonne, j'ai envie de leur dire qu'ils portent la culpabilité des crimes de l'industrie pétrolière et gazière. Que le poids de notre planète malade est trop lourd à porter pour une seule personne. Et que cette culpabilité ouvre la voie à l'apathie, qui peut vraiment sceller notre perte.

Mais cela ne signifie pas que nous ne faisons rien. Le changement climatique est un problème vaste et compliqué, et cela signifie que la réponse est également compliquée. Nous devons abandonner l'idée que tout est de notre faute, puis assumer la responsabilité collective de faire en sorte que les vrais coupables rendent des comptes. En d'autres termes, nous devons devenir de nombreux David contre un grand méchant Goliath.

Plus vert que toi

Lorsque nous pensons au changement climatique, nous n'avons presque jamais une vue d'ensemble. En général, nous parlons des impacts à une échelle si macro qu'il est presque impossible de les appréhender : hausse du niveau des mers, fonte des calottes glaciaires, acidification des océans. Dans un tour de magie pervers, cela devient à la fois atmosphérique et très, très lointain. Partout et nulle part.

Mais lorsque nous parlons des causes, la conversation se réduit soudain à notre nombril. Au lendemain du rapport 2018 du GIEC, Internet a été inondé de tas d’histoires sur "ce que vous pouvez faire contre le changement climatique". Changez vos ampoules. Apportez des sacs réutilisables. Réduisez votre consommation de viande.

Si les réponses sont toutes entre nos mains, alors la faute ne peut être qu'à nos pieds. Et où cela mène-t-il ?

Une population assaillie par une honte si lourde peut à peine penser au changement climatique, et encore moins le combattre.

C'est là que le blâme de la victime prend le dessus. Trop souvent, notre culture assimile largement l'"environnementalisme" au consumérisme personnel. Pour être "bons", nous devons nous convertir à l'énergie solaire à 100 %, aller partout en vélo recyclé, arrêter de prendre l'avion, manger végétalien. Nous devons mener un style de vie "zéro déchet", ne jamais utiliser Amazon Prime, etc. etc. J'entends ce message partout : dans les médias de gauche et de droite et au sein du mouvement environnemental. Il a même été utilisé par les tribunaux et l'industrie des combustibles fossiles elle-même comme défense contre les litiges. En fait, les industries ont réorienté le discours écologiste pour blâmer les consommateurs depuis la très problématique campagne publicitaire "Crying Indian" des années 1970. Je l'entends de la bouche de mes amis et de ma famille, d'inconnus dans la rue, de personnes prises au hasard dans un cours de yoga.

Et tout cela fait monter le prix d'admission au mouvement climatique à un niveau exorbitant, excluant souvent les personnes de couleur et les autres groupes marginalisés.

Pendant que nous sommes occupés à tester la pureté de chacun, nous laissons le gouvernement et les industries - les auteurs de cette dévastation - complètement tranquilles. Cette insistance excessive sur l'action individuelle fait honte aux gens pour leurs activités quotidiennes, des choses qu'ils peuvent à peine éviter de faire à cause du système dépendant des combustibles fossiles dans lequel ils sont nés. En fait, les combustibles fossiles fournissent plus de 75 % du système énergétique américain.

Si nous voulons fonctionner dans la société, nous n'avons pas d'autre choix que de participer à ce système. Nous blâmer pour cela revient à nous faire honte pour notre existence même.

Brené Brown, chercheuse renommée dans le domaine de la honte, décrit la honte comme "le sentiment ou l'expérience intensément douloureux de croire que nous sommes imparfaits et donc indignes d'amour ou d'appartenance". Il ne faut pas confondre ce sentiment avec la culpabilité, qui peut en fait être utile car elle confronte notre comportement à nos valeurs et nous oblige à ressentir un inconfort psychologique. La honte, en revanche, nous dit que nous sommes de mauvaises personnes, que nous sommes irrécupérables. Elle nous paralyse.

Comme l'écrit Yessenia Funes, journaliste à Earther, "je refuse de croire que les gens devraient avoir honte de vivre dans le monde que nous avons construit."
Les actions des consommateurs ne suffisent pas

Que pouvons-nous donc faire concrètement pour lutter contre le changement climatique ? Eh bien, pour être parfaitement clair : je ne préconise pas de jeter des serviettes. La pire chose que vous puissiez faire contre le changement climatique, c'est de ne rien faire. Le changement climatique est un problème énorme, et pour y faire face, nous devons être prêts à faire des sacrifices personnels que nous pouvons ressentir. C'est notre responsabilité non seulement envers les générations futures, mais aussi envers chacun d'entre nous - ici et maintenant.

En outre, étant donné que les États-Unis contribuent largement au réchauffement de la planète, nous avons l'obligation éthique de réduire notre empreinte carbone. Les États-Unis sont le deuxième plus grand émetteur au monde, n'ayant que récemment perdu la première place. Et notre contribution historique est encore plus effroyable. Les États-Unis sont responsables de plus d'un tiers de la pollution par le carbone qui a réchauffé notre planète aujourd'hui - plus que toute autre nation.

Compte tenu de nos énormes empreintes, les choix de consommation personnelle des Américains sont parmi les plus puissants au monde. C'est donc une faillite morale de premier ordre que de dire que nos actions personnelles sont trop frivoles pour avoir de l'importance lorsque des personnes meurent dans le cyclone Idai au Mozambique, un pays dont l'empreinte carbone est à peine visible à côté de la nôtre.

Dans le même temps, cependant, plus nous nous concentrons sur les actions individuelles et négligeons le changement systémique, plus nous nous contentons de balayer les feuilles un jour de grand vent. Ainsi, si les actions personnelles peuvent être des points de départ significatifs, elles peuvent aussi être des points d'arrêt dangereux.

Nous devons élargir notre définition de l'action personnelle au-delà de ce que nous achetons ou utilisons. Commencez par changer votre ampoule, mais ne vous arrêtez pas là. Participer à une grève pour le climat ou se rendre à un rassemblement est une action personnelle. Organiser des voisins pour poursuivre en justice une centrale électrique qui empoisonne la communauté est une action personnelle.

Voter est une action personnelle. Lorsque vous choisissez votre candidat, étudiez ses politiques environnementales. Si elles ne sont pas assez fortes, exigez mieux. Une fois que cette personne est en poste, demandez-lui des comptes. Et si cela ne fonctionne pas, présentez-vous vous-même aux élections - c'est une autre action personnelle.

Prenez votre action personnelle et faites-en quelque chose de plus grand que le type de sac que vous utilisez pour faire vos courses.

Je m'en fiche

Voici ma confession : Je me fiche de savoir si vous êtes écolo. Je veux que vous participiez au mouvement pour la justice climatique.

Je me fiche de savoir depuis combien de temps vous êtes engagé dans la conversation sur le climat, 10 ans ou 10 secondes. Je ne me soucie pas du nombre de statistiques que vous pouvez énoncer. Je n'ai pas besoin que vous soyez tout solaire pour être un écologiste. Je n'ai pas besoin que vous soyez plus végétalien que vous, ou que moi, d'ailleurs. Je me fiche que vous mangiez un hamburger en ce moment même.

Je me moque même de savoir si vous travaillez sur une plate-forme pétrolière. Dans certaines régions du pays, ce sont les seuls emplois qui paient suffisamment pour nourrir votre famille. Et je ne blâme pas les travailleurs pour cela. Je blâme leurs employeurs. Je blâme l'industrie qui nous étouffe tous, et le gouvernement qui les laisse faire.

Tout ce dont j'ai besoin, c'est que vous vouliez un avenir vivable. C'est votre planète, et personne ne peut la défendre comme vous le pouvez. Personne ne peut la protéger comme vous le pouvez.

Nous avons 10 ans  (et même moins maintenant) - pas pour commencer mais pour finir de sauver la planète.

Je ne suis pas ici pour vous absoudre. Et je ne suis pas ici pour
que vous renonciez. Je suis ici pour me battre avec vous.

Mary Annaïse Heglar est une essayiste spécialiste de la justice climatique et directrice des publications du Natural Resources Defense Council à New York. Retrouvez-la sur Twitter ou Medium.

 Traduit avec DeepL (version gratuite) 

Lire l'article original en anglais :
https://www.vox.com/the-highlight/2019/5/28/18629833/climate-change-2019-green-new-deal



19 décembre 2021

Une brève histoire du déni climatique alimenté par les combustibles fossiles.


21 juin 2016
John Cook, Chargé de recherche en communication climatique, Institut du changement global, Université du Queensland. (*)

 L'industrie des combustibles fossiles a dépensé plusieurs millions de dollars pour semer la confusion dans l'esprit du public sur le changement climatique. Mais le rôle des intérêts particuliers dans le déni de la science du climat n'est que la moitié du tableau.


L'intérêt pour ce sujet s'est accru avec la dernière révélation concernant la société d'extraction de charbon Peabody Energy. Après le dépôt de bilan de Peabody au début de l'année, des documents ont été mis à disposition, révélant l'ampleur des financements accordés par Peabody à des tiers. La liste des bénéficiaires de ces financements comprend des associations commerciales, des groupes de pression et des scientifiques climatocentristes.


Cette dernière révélation est importante car, ces dernières années, les entreprises de combustibles fossiles ont pris davantage soin de brouiller les pistes. Une analyse de Robert Brulle a révélé qu'entre 2003 et 2010, les organisations promouvant la désinformation climatique ont reçu plus de 900 millions de dollars de financement d'entreprise par an.


Cependant, Robert Brulle a constaté qu'à partir de 2008, le financement ouvert a chuté, tandis que le financement par le biais de réseaux de donateurs intraçables tels que Donors Trust (autrement connu sous le nom de "dark money ATM") a augmenté. Cela a permis aux entreprises de financer le déni de la science du climat tout en cachant leur soutien.


La diminution du financement ouvert de la désinformation climatique a coïncidé avec des efforts visant à attirer l'attention du public sur le financement par les entreprises du déni de la science du climat. L'un des exemples les plus marquants est celui de Bob Ward, ancien membre de la Royal Society britannique, qui, en 2006, a mis Exxon-Mobil au défi de cesser de financer les organisations négationnistes.
Le voile du secret a été temporairement levé par la procédure de faillite de Peabody, révélant l'ampleur des paiements effectués par la société à des tiers, dont certains ont servi à financer la désinformation sur le climat. Cependant, ce n'est pas la première révélation du financement de la désinformation climatique par les combustibles fossiles - ni la première affaire impliquant Peabody.


En 2015, Ben Stewart, de Greenpeace, s'est fait passer pour un consultant auprès d'entreprises de combustibles fossiles et a approché d'éminents négationnistes du climat, leur proposant de payer pour des rapports vantant les avantages des combustibles fossiles. Les négationnistes ont volontiers accepté d'écrire des rapports favorables aux combustibles fossiles tout en cachant la source de financement. L'un d'entre eux a révélé qu'il avait été payé par Peabody pour écrire des recherches contradictoires. Il avait également témoigné en tant qu'expert et écrit des articles d'opinion dans les journaux.


Le tableau d'ensemble du déni alimenté par les combustibles fossiles

 
Le financement par Peabody d'informations et de désinformations sur le changement climatique n'est qu'un épisode d'une histoire bien plus vaste de désinformation financée par les combustibles fossiles. Une analyse de plus de 40 000 textes de sources contraires a révélé que les organisations financées par des entreprises publiaient davantage de fausses informations sur le climat, une tendance qui s'est accentuée au fil du temps.


La figure suivante montre que l'utilisation de l'affirmation selon laquelle "le CO₂ est bon" (un argument favori de Peabody Energy) a augmenté de façon spectaculaire parmi les sources financées par des entreprises par rapport aux sources non financées.

Prévalence de l'allégation négationniste des sources financées par les entreprises et des sources non financées. Farrell (2015)


En 1991, la Western Fuels Association s'est associée à d'autres groupes représentant les intérêts des combustibles fossiles pour produire une série de campagnes de désinformation. Cela comprenait une vidéo promouvant les avantages positifs du dioxyde de carbone, avec des centaines de copies gratuites envoyées aux journalistes et aux bibliothèques universitaires. L'objectif de la campagne était de "repositionner le réchauffement climatique comme une théorie (et non comme un fait)", en tentant de donner l'impression d'un débat scientifique actif sur le réchauffement climatique causé par l'homme.


ExxonSecrets.org suit depuis plus de vingt ans les campagnes de désinformation financées par les combustibles fossiles, et a recensé plus de 30 millions de dollars australiens de financement accordé par la seule société Exxon à des groupes de réflexion négationnistes entre 1998 et 2014.


Le financement par Exxon du déni de la science du climat au cours de cette période est particulièrement flagrant, étant donné que l'entreprise connaissait parfaitement les risques liés au changement climatique causé par l'homme. David Sassoon, fondateur de l'organisation d'information Inside Climate News, lauréate du prix Pulitzer, a mené une enquête sur les recherches internes d'Exxon, découvrant que ses propres scientifiques l'avaient prévenue des effets néfastes de la combustion de combustibles fossiles dès le début des années 1990.


Même la révélation par Inside Climate News de la connaissance par l'industrie des effets néfastes du changement climatique avant de s'engager dans des campagnes de désinformation a un précédent. En 2009, un rapport interne de la Global Climate Coalition, un groupe représentant les intérêts de l'industrie des combustibles fossiles, a été divulgué à la presse.


Il montrait que les propres experts scientifiques de la coalition lui avaient conseillé en 1995 que "[l]es bases scientifiques de l'effet de serre et l'impact potentiel des émissions humaines de gaz à effet de serre tels que le CO₂ sur le climat sont bien établis et ne peuvent être niés". Néanmoins, l'organisation a continué à nier la science du climat et à promouvoir les avantages des émissions de combustibles fossiles.


L'idéologie : l'autre moitié d'une "alliance contre nature".


Cependant, en se concentrant uniquement sur le rôle de l'industrie dans le déni de la science du climat, on passe à côté de la moitié du tableau. L'autre acteur important est l'idéologie politique. Au niveau individuel, de nombreuses enquêtes (comme ici, ici et ici) ont montré que l'idéologie politique est le principal facteur prédictif du déni de la science du climat.


Les personnes qui craignent les solutions au changement climatique, telles qu'une réglementation accrue de l'industrie, sont plus susceptibles de nier l'existence d'un problème en premier lieu - ce que les psychologues appellent "l'incrédulité motivée".


Par conséquent, les groupes promouvant une idéologie politique opposée à la réglementation du marché ont été des sources prolifiques de désinformation sur le changement climatique. Cette productivité a été rendue possible par les nombreux millions de dollars versés par l'industrie des combustibles fossiles. Naomi Oreskes, co-auteur de Merchants of Doubt, qualifie ce partenariat entre intérêts particuliers et groupes idéologiques d'"alliance impie".


Réduire l'influence


Pour réduire l'influence du déni de la science du climat, nous devons le comprendre. Pour cela, il faut être conscient du rôle de l'idéologie politique et du soutien que les groupes idéologiques ont reçu des intérêts particuliers.

Sans cette compréhension, il est possible de porter des accusations potentiellement inexactes, comme le fait que le déni climatique soit purement motivé par l'argent, ou qu'il soit intentionnellement trompeur. La recherche psychologique nous apprend que le biais de confirmation motivé par l'idéologie (désinformation) est presque impossible à distinguer de la tromperie intentionnelle (désinformation).


(Vidéo du cours en ligne gratuit Making Sense of Climate Science Denial (lancé le 9 août).


L'industrie des combustibles fossiles a joué un rôle extrêmement néfaste dans la promotion de la désinformation sur le changement climatique. Mais si l'on ne tient pas compte de la situation générale, y compris du rôle de l'idéologie politique, on peut se faire une idée incomplète du déni de la science du climat, ce qui conduit à des réponses potentiellement contre-productives.


Déclaration de divulgation
John Cook ne travaille pas pour, ne consulte pas, ne possède pas d'actions dans ou ne reçoit pas de financement d'une entreprise ou d'une organisation qui pourrait bénéficier de cet article, et n'a divulgué aucune affiliation pertinente au-delà de sa nomination académique.


Partenaires
Université du Queensland
L'Université du Queensland fournit un financement en tant que membre de The Conversation AU.


CC BY ND
Nous croyons en la libre circulation de l'information
Republiez gratuitement nos articles, en ligne ou en version imprimée, sous licence Creative Commons.
___________________

Traduit avec www.DeepL.com/Translator (version gratuite)


https://theconversation.com/a-brief-history-of-fossil-fuelled-climate-denial-61273

24 juillet 2021

Anne Rosencher : "Le vaccin, c'est pour les autres", extension du domaine de l'égoïsme

Quand on est soi-même peu susceptible de développer un Covid grave, pourquoi prendre les risques, même infimes, liés au vaccin ? Pour une broutille nommée "intérêt général".

Edito dans l’hebdo L'EXPRESS  du 15 juillet
Par Anne Rosencher
publié le 09/07/2021 à 15:10 , mis à jour le 12/07/2021 à 09:55


Avec un taux de vaccination de 51,3 %* - c'est-à-dire des plus de 18 ans ayant reçu au moins une dose contre le Covid-19 -, la France peine à s'approcher des volumes nécessaires pour atteindre l'immunité collective. Passé l'enthousiasme des impatients, qui grossissaient les files d'attente devant les centres médicaux, la campagne bute désormais sur la réticence d'une masse critique de citoyens. Le climat de défiance généralisé - notamment à l'encontre des institutions -, qui rend certains réfractaires à toute injonction venue "d'en haut", et le développement d'un complotisme parfois halluciné - qui prospère sur la perte de culture scientifique et la multiplication des fausses informations - sont les deux raisons les plus fréquemment évoquées pour expliquer ces résistances.  

Ces facteurs existent bel et bien. Mais ils n'expliquent pas tout. Tendez l'oreille : beaucoup des non-vaccinés ne sont pas des "anti-vaccins" radicalisés. Ils font un calcul personnel qui leur paraît légitime et de bon sens. Arguant, d'une part, que la découverte récente de ces vaccins nous prive d'un recul rassérénant, et, d'autre part, qu'il existe - comme pour tous les vaccins - des risques infimes d'accidents, ils "raisonnent" : quand on a un profil peu susceptible de développer une forme rare du Covid, quel est l'intérêt de se faire vacciner soi-même ? Ce réflexe a priori anodin traduit en réalité une dangereuse extension du domaine de l'égoïsme. Lequel avance sur les brisées du "bien commun", combinées - dans le cas présent - à la méconnaissance de ce qu'est une politique de santé publique. 

 LIRE AUSSI >> REPORTAGE. Vaccination : en Seine-Saint-Denis, du sur-mesure pour convaincre les hésitants

Rappelons quelques bases. L'obtention d'une "couverture vaccinale" repose sur une équation sensible. Un équilibre entre risques privés et collectifs, calculs individuels et intérêt général. Son objectif est à la fois de protéger les individus les plus faibles contre les infections graves, et de circonscrire, voire d'éradiquer, la prolifération de l'agent pathogène. Toute obtention d'une couverture vaccinale repose sur cet équilibre, que ce soit pour la peste, la tuberculose (encore 40 000 morts en 1945) ou la polio (4000 cas en 1957). A chaque fois, le vaccin est venu offrir une solution collective, au prix de risques individuels minuscules - mais jamais nuls - d'accidents graves dont sont parfois victimes quelques vaccinés. 


Une tendance lourde est à la précaution personnelle


Compte tenu des modalités de diffusion de la plupart des virus, "il suffit" en général, pour qu'une population soit protégée, que 70% à 90% de ses membres soient immunisés (cela dépend des pathologies). Voilà qui a toujours conduit certains "passagers clandestins" de la couverture vaccinale à compter sur le civisme des autres, afin de profiter de l'immunité collective tout en ne prenant aucun risque pour eux-mêmes ou pour leurs enfants. Le problème survient quand cette stratégie individuelle devient monnaie courante. Et c'est le cas aujourd'hui. En cela, le calculateur en ligne de "balance bénéfice-risque personnelle" proposé par nos confrères de Mediapart - et motivé par la recherche d'information et de transparence - traduit bien ce changement de paradigme. Cette primauté grandissante de l'ego sur le commun. Cette recherche permanente du risque personnel encouru et des gains escomptés. Ainsi, une habitante de Bretagne, âgée de 30 à 49 ans, sans facteur de comorbidité et estimant que son exposition au Covid est "moyenne" apprendra-t-elle grâce à ce calculateur (nous avons fait le test) que sa balance risque-bénéfice quant à se faire vacciner, même avec Pfizer ou Moderna, est négative : "Le nombre d'admissions en réanimation que cette vaccination permet d'éviter durant quatre mois est inférieur aux risques graves liés aux injections du vaccin", développe le résultat. Sauf que ce risque est infime. Et qu'il nécessite d'être pris pour - attention, gros mot ! - l'intérêt général. 
 

LIRE AUSSI >> INFOGRAPHIES. Covid-19 : qui sont les Français non vaccinés et où se trouvent-ils ?

Aujourd'hui, environ 21,7 millions de Français ont reçu deux doses et sont donc entièrement vaccinés, soit 32,4% de la population. Toujours selon Santé Publique France, environ 33,5 millions ont reçu au moins une dose : 11,8 millions de personnes sont donc en attente leur deuxième injection. Une fois qu'ils l'auront reçue, d'ici quelques semaines, 50% de la population française sera complètement vaccinée. 

Mais le variant alpha, dit britannique, qui est entre 30 et 50% plus contagieux selon les études, nécessite désormais qu'au moins 75% de la population soit immunisée. Et selon le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), le variant Delta, dit indien, est entre 40 à 60% plus transmissible que l'Alpha. Il faudrait donc que 80, voire 90% de la population soit vaccinée pour le stopper.


Mais la tendance lourde est à la précaution personnelle. Déjà, en 2013, l'Institut national de veille sanitaire sonnait l'alarme, estimant que le taux de couverture était devenu insuffisant "pour la plupart des vaccins". Huit ans plus tard, on mesure que la tentation de l'individualisme à tous crins n'a pas reflué. Elle traverse toutes les catégories socioprofessionnelles car, rappelons-le, si les rétifs à la vaccination contre le Covid sont particulièrement nombreux au sein des classes populaires (d'autres facteurs entrent là en jeu), leur part est également significative chez les cadres (27 %, d'après les chiffres de l'Iris-Inserm) et chez les employés (46 % !).  
 

Dans un échange passionnant et prémonitoire** datant de 1986, les intellectuels Christopher Lasch et Cornelius Castoriadis pointaient déjà les dérives d'un "nouvel égoïsme, qui voit les individus se retrancher de la sphère publique et se réfugier dans un monde exclusivement privé. Sans projet, otages d'un monde hallucinatoire dopé par le marketing et la publicité, les individus n'ont désormais plus de modèles auxquels s'identifier". Nous y sommes. Et les conséquences vont, hélas, bien au-delà de la vaccination. 

* Chiffre au 5 juillet dernier, d'après World in Data. 
 

Sur le même sujet
- "Fracture vaccinale entre le Nord et le Sud" : les errements...

"Nous sommes confrontés à une pandémie à deux vitesses, alimentée par l’inégalité”.

Alors que près de 3,3 milliards de doses ont déjà été administrées dans le monde, seulement 1 % a été inoculée dans les pays les plus pauvres.

- Comme Malte, d'autres pays européens peuvent-ils obliger...

** La Culture de l'égoïsme, Flammarion, 2012 (retranscription d'un échange datant de 1986). 





20 avril 2021

La panthère des neiges, de Sylvain Tesson

La panthère des neiges
Extraits

Je me permet de reprendre et vous partager ici quelques extraits qui m'ont le plus interpellé, dans la perspective des quelques livres que l'ai lu coup sur coup et qui m'ont paru coudre un fil passionnant à suivre, jusqu'au "Habiter en oiseau" d'Isabelle Despret, dont je vous donne aussi quelques extraits sur ce Blog.

La panthère des neige fait écho au livre de Baptiste Morizot : "Sur la piste animale", préfacé par Vinciane Despret : on est toujours sur la même piste, avec aussi un chapitre sur la panthère sur les hauts plateaux du Kirghizistan : "la patience de la panthère", p. 73 à 112.

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Extrait n° 1
p. 40


Munier me parlait de sa première phorographie prise à l'âge de douze ans : un chevreuil dans les Vosges. (…)
- Ce jour-là, j'ai forgé mon destin : voir les bêtes. Les attendre.   

Dès lors, il avait passé plus de temps allongé derrière les souches que sur les bancs de l'école. Son père ne l'avait pas trop forcé. Il n'avait pas eu son bac et gagna sa vie sur les chantiers, jusqu'à ce que ses photographies soient couronnées.  

Les scientifiques le regardaient de haut. Munier considérait la nature en artiste. Il ne valait rien pour les obsédés de la calculette, serviteurs du « règne de la quantité ». J'en avais rencontré quelques-uns de ces calculateurs. Ils baguaient les colibris et éventraient des goélands pour prélever des échantillons de bile. Ils mettaient le réel en équation. Les chiffres s'additionnaient. La poésie? Absente. La connaissance progressait-elle? Pas sûr. La science masquait ses limites derrière l'accumulation des données numériques. L'entreprise de mise en nombre du monde prétendait faire avancer le savoir. C'était prétentieux. 

Munier, lui, rendait ses devoirs à la splendeur et à elle seule. Il célébrait la grâce du loup, l'élégance de la grue, la perfection de l'ours. Ses photos appartenaient à l'art, pas à la mathématique.
Eugène Labiche, à la fin du XIX' siècle, pressentait le ridicule des âges savants: « La statistique, madame, est une science moderne et positive. Elle met en lumière les faits les plus obscurs. Ainsi, dernièrement, grâce à des recherches laborieuses, nous sommes arrivés à connaître le nombre exact des veuves qui ont passé sur le Pont-Neuf pendant le cours de l'année 1860.” (Eugène Labiche, les vivacités du Capitaine Tic)

- Un yack est un seigneur, je me fiche qu'il ait dégluti douze fois ce matin ! répondit Munier. 

***

Extrait n° 2
“Habiter le monde en poète”
p. 79 - 80


Munier voulait gagner Zadoï, à l'extrême est du Tibet, dans la haute vallée du Mékong. De là nous rejoindrions les massifs où se terraient des panthères survivantes.  

- Survivantes à quoi ? dis-je.  

- À la propagation de l'homme, dit Marie.  

Définition de l'homme : créature la plus prospère de l'histoirc du vivant. En tant qu'espèce, rien ne le menace : il défriche, bâtit, se répand. Après s'être étendu, il s'entasse. Ses villes montent vers le ciel. “Habiter le monde en poète”, avait écrit un poète allemand au XIXe siècle  (“ ... poétiquement toujours/Sur Terre habite l’homme”. Hôlderlin, in “En bleu adorable”.) C'était un beau projet, un vœu naïf. Il ne s'était pas réalisé. Dans ses tours, l'homme du XXI' siècle habite le monde en copropriétaire. JI a remporté la partie, songe à son avenir, lorgne sur la prochaine planète pour absorber le trop-plein. Bientôt, les “espaces infinis” deviendront sa vidange. Il y avait quelques millénaires, le Dieu de la Genèse (dont les propos avaient été recueillis avant qu'il ne devînt muet) s'était montré précis . “Soyez féconds, multipliez, remplissez la Terre, et l'assujettissez” (1,28). On pouvait raisonnablement penser (sans offenser le genre clérical) que le programme était accompli, la Terre, “assujettie”, et qu'il était temps de donner repos à la matrice utérine. Nous étions huit milliards d'hommes. Il restait quelques milliers de panthères. L'humanité ne jouait plus une partie équitable.

***

Extrait n° 3
p. 110

Le premier qui la voyait signalait une bête aux autres. Aussitôt que nous l'apercevions, une paix montait en nous, un saisissement nous électrisait. L'excitation et la plénitude, sentiments contradictoires. Rencontrer un animal est une jouvence. L' œil capte un scintillement. La bête est une clef, elle ouvre une porte. Derrière, l'incommunicable. 

Ces heures de vigie se situaient aux antipodes de mon rythme de voyageur. À Paris, je burinais des passions désordonnées. « Nos vies hâtives », avait dit un poète. Ici, dans le canyon, nous scrutions les paysages sans garantie de moissons. On attendait une ombre, en silence, face au vide. C'était le contraire d'une promesse publicitaire: nous endurions le froid sans certitude d'un résultat. Au « tour, tout de suite» de l'épilepsie moderne, s'opposait le « sans doute rien, jamais » de l'affût. Ce luxe de passer une journée entière à attendre l'improbable! 

Je me jurais, une fois rentré en France, de continuer à pratiquer l'affût. Nul besoin de se trouver à 5 ooo mètres dans !'Himalaya. La grandeur de cet exercice partout praticable était de toujours procurer ce qu'on exigeait de lui. À la fenêtre de sa chambre, sur la terrasse d'un restaurant, dans une forêt ou sur le bord de l'eau, en société ou seul sur un banc, il suffisait d'écarquiller les yeux et d'attendre que quelque chose surgisse. On ne l'aurait jamais noté si l'on ne s'était pas maintenu aux aguets. Et si rien n'arrivait, la qualité du temps passé s'était trouvée accrue par l'attention portée. L'affût était un mode opératoire. Il fallait en faire un style de vie. 

Savoir disparaître relevait de l'art. Munier s'y était entraîné pendant trente ans, mêlant l'annulation de soi à l'oubli du reste. Il avait demandé au temps de lui apporter ce que le voyageur supplie au déplacement de lui fournir : une raison d'être. 

On se tient aux aguets, l'espace ne défile plus. Le temps impose ses nuances, par touches. Une bête vient. C'est l'apparition. Il était utile d'espérer.
 

***

Extrait n° 4
p. 145 

Les plus optimistes se félicitaient de la possibilité d'un globe peuplé de quatorze milliards d'hommes. Si la vie se résumait à l'assouvissement des besoins biologique, en vue de la reproduction de l'espèce, la perspective était encourageante : nous pourrions copuler dans des cubes de béton connectés au Wifi en mangeant des insectes. Mais si l'on demandait à notre passage sur la Terre sa part de beauté et si la vie était une partie jouée dans un jardin magique, la disparition des bêtes s'avérait une nouvelle atroce. La pire de toutes. Elle avait été accueillie dans l'indifférence. Le cheminot défend le cheminot. L'homme se préoccupe de l'homme. L'humanisme est un syndicalisme comme un autre.  

La dégradation du monde s'accompagnait d'une espérance frénétique en un avenir meilleur. Plus le réel se dégradait, plus retentissaient les imprécations messianiques. Il y avait un lien proportionnel entre la dévastation du vivant et le double mouvement d'oubli du passé et de supplique à l'avenir. 

« Demain, mieux qu'aujourd'hui», slogan hideux de la modernité. Les hommes politiques promettaient des réformes (“le changement”, jappaient-ils!), les croyants attendaient une vie éternelle, les laborantins de la Silicon Valley nous annonçaient un homme augmenté. En bref, il fallait patienter, les lendemains chanteraient. C'était la même rengaine : “Puisque ce monde est bousillé, ménageons nos issues de secours !”Hommes de science, hommes politiques et hommes de foi se pressaient au portillon des espérances. En revanche, pour conserver ce qui nous avait été remis, il n'y avait pas grand monde. 

 Ici un tribun de barricade appelait à la Révolution et ses troupes déferlaient avec la pioche au poing ; ici un prophète invoquait l'Au-delà et ses ouailles se prosternaient devant la promesse ; ici, un Folamour 2.0 fomentait la mutation posthumaine et ses clients s'entichaient de fétiches technologiques. Ces hommes vivaient sur des oursins. Ils ne supportaient pas leur condition, et de cette outre-vie ils attendaient les bienfaits mais ne connaissaient pas la forme. li est plus difficile de vénérer ce dont on jouit déjà que de rêvasser à décrocher les lunes. 

Les trois instances - foi révolutionnaire, espérance messianique, arraisonnement technologique - cachaient derrière le discours du salut une indifférence profonde au présent. Pire ! elles nous épargnaient de nous conduire noblement, ici et maintenant, nous économisaient de ménager ce qui tenait encore debout. 

Pendant ce temps, fonce des glaces, plastification, mort des bêtes. 

"Fabuler d'un autre monde que le nôtre n'a aucun sens.” (Nietzsche, Crépuscule des Idoles.) J'avais noté cerce fusée de Nietzsche en exergue d'un petit calepin de notes. J'aurais pu la graver à l'entrée de notre grotte. Une devise pour les vallons. 

Nous étions nombreux, dans les grottes et dans les villes, à ne pas désirer un monde augmenté, mais un monde célébré dans son juste partage, patrie de sa seule gloire. Une montagne, un ciel affolé de lumière, des chasses de nuages et un yack sur l'arête: roue était disposé, suffisant. Ce qui ne se voyait pas était susceptible de surgir. Ce qui ne surgissait pas avait su se cacher. (p. 145)

*** 

La grotte dans laquelle je venais de rentrer avec Léo avait été occupée. Le sol était propre, le plafond noirci de suie, un cercle de pierres trahissait un foyer. Les grottes avaient constitué la géographie matricielle de l'humanité dans ses lamentables débuts. Chacune avait abrité des hôtes jusqu'à ce que l'élan néolithique sonne la sortie d'abri. L'homme s'était alors dispersé, avait fertilisé les limons, domestiqué les troupeaux, inventé un Dieu unique et commencé la coupe réglée de la Terre pour parvenir, dix mille ans plus tard, à l'accomplissement de la civilisation : l'embouteillage et l’obésité.

***

Extrait n° 5
p. 147

- Vénérer ce qui se tient devant nous. Ne rien attendre. 

Se souvenir beaucoup. Se garder des espérances, fumées au dessus des ruines. Jouir de ce qui s'offre. Chercher les symboles et croire la poésie plus solide que la foi. Se contenter du monde. Lutter pour qu'il demeure. 

***

Extrait n° 6
p. 163
 

La patience était la révérence de l'homme à ce qui était donné.
Quel attribut permettait-il de peindre un tableau, de composer une sonate ou un poème ? La patience. Elle procurait toujours sa récompense, pourvoyant dans la même fluctuation le risque de trouver le temps long en même temps que la méthode pour ne pas s'ennuyer.
Attendre était une prière. Quelque chose venait. Er si rien ne venait, c'était que nous n'avions pas su regarder. 

La face cachée 

Le monde était un coffre de bijoux. Les joyaux demeuraient rares, l'homme ayant fait main basse sur le trésor. Parfois, on tenait encore un brillant devant soi. Alors la Terre étincelait d'un éclat. Le cœur battait plus vite, l'esprit s'enrichissait d'une vision.
Les bêtes étaient passionnantes parce que invisibles. Je ne me faisais pas d'illusion : on ne pouvait percer leur mystère. Elles appartenaient aux origines dont la biologie nous avait éloignés. Notre humanité leur avait déclaré une guerre totale. L'éradication était presque finie. Nous n'avions rien à leur dire, elles se retiraient. Nous avions triomphé et bientôt, nous autres humains, nous serions seuls, à nous demander comment nous avions pu faire le ménage aussi vite. 

***

Extrait n° 7
p. 164

- Là-haut!  

Une chouette effraie fuyait vers le parc, les ailes frappées par les faisceaux. Même ici, Munier traquait les signaux sauvages. La complicité d'un homme avec le monde animal rend supportable le séjour dans les cimetières urbains.
(…)
Regarder une bête, c'était coller I' œil à un judas magique.
Derrière la porte, les arrière-mondes. Nul verbe pour les traduire, nul pinceau pour les peindre. Tout juste pouvait-on en capter un scintillement. William Blake dans Proverbes de l'enfer : “Ne comprends-tu donc pas que le moindre oiseau qui fend l'air est un immense monde de délices fermé à tes cinq sens?” Si, William! Munier et moi comprenions que nous ne comprenions pas. Cela suffisait à notre joie.

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Possibiité de feuilleter le livre : https://www.club.be/p/la-panthere-des-neiges-9782072822322

19 avril 2021

HABITER EN OISEAU

Gravure (pointe sèche) M. Simonis

 Comme indiqué sur mon site larcenciel.be, je vous propose ici quelques extraits significatifs à mes yeux du livre de Vinciane DESPRET, "Habiter en oiseau" publié chez Acte Sud en novembre 2019, dans la collection "Mondes Sauvages, pour une nouvelle alliance".

Notes : J'ai mis en valeur en bleu les passages les plus importants à mes yeux.

Ce qui est écrit en vert, notamment les titres, sont de ma propre rédaction.

Pour alléger le texte, je n'ai pas repris les notes qui l'étayent, et qu'on trouvera en lisant le livre.

En introduction à ces extraits, je vous renvoie à mon site, ICI.

1. La question du territoire 

(p. 24)

On pourrait bien sûr s'interroger sur une coïncidence : le terme "territoire» avec une connotation très marquée de "propriété exclusive dont on s'empare" apparaît dans la littérature ornithologique au XVIIe siècle, c'est-à-dire au moment même où, selon Philippe Descola et de· nombreux historiens du droit, les Modernes résument l'usage de la terre par un seul concept, celui de l'appropriation. Descola souligne que cette conception a acquis une telle force d'évidence qu'il est aujourd'hui difficile de s'en déprendre. En deux mots, cette notion se développe à partir de Grotius et du droit naturel, quoiqu'elle plonge ses racines dans la théologie du XVIe Elle redéfinit le droit de propriété comme un droit individuel et repose à la fois sur l'idée d'un contrat qui redéfinit les humains comme des individus et non des êtres sociaux (la "propriété" du droit romain résultait d'un parcage et non de l'acte individuel, un parcage sanctionné par la loi, les coutumes et les tribunaux), sur de nouvelles techniques de mise en valeur de la terre qui exigent que cette terre soit délimitée et que sa possession soit garantie, et sur une théorie philosophique du sujet, celle de l'individualisme possessif qui reconfigure la société politique comme un dispositif de protection de la propriété des individus. On connait les conséquences dramatiques de cette nouvelle conception de la propriété, ce qu'elle a favorisé et ce qu'elle a détruit. On connait l'histoire des enclosures, l'expulsion des communautés paysannes des terres donc elles avaient jouissance coutumière et l'interdit qui les a frappées de prélever dans les forêts les ressources essentielles à leur vie. Avec cette nouvelle conception de la propriété, on assiste à l'éradication de ce qu'on appelle aujourd'hui les “commons" qui faisaient l'objet d'usages collectifs, coordonnés et auto-organisés de ressources communes, comme les canaux d’irrigation, des pâtures communes, des forêts… En  Angleterre, écrit Karl Polanyi "en 1600, la moitié des terres arables du Royaume étaient encore en jouissance collective, il n’en restait plus qu'un quart en 1750 et presque plus aucune en 1840". Des multiples façons d'habiter et de partager les usages de la terre qui s'étaient au cours des siècles inventées et cultivées ne resteront que des droits de propriété, certes quelquefois limités, mais toujours définis comme droits exclusifs d'user, voire d'abuser. (24-25)

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2. Les chants choraux inter-espèces

C'est cette partie, à la fin du livre, que j'ai trouvée la plus étonnante. Et riche d'enseignements pour nous, humains...

 On a pu ces dernières années enregistrer et analyser des chants choraux non plus simplement de couples, mais de collectifs territoriaux tropicaux composés de quelques individus, toujours de la même espèce. Selon les observateurs, ces choeurs contribueraient à la cohésion du groupe, à la défense du territoire, et pourraient également signaler la qualité de l'engagement de ceux qui y participent. Des choeurs territoriaux collectifs pouvaient exister, mais ce phénomène, pensait-on, devait se limiter aux collectifs d'oiseaux de la même espèce. Ce en quoi, visiblement, on se trompait. 


Une bio-acousticienne italienne, Rachele Malavasi, et un spécialiste de l'écologie des sons, Almo Farina, sont revenus des forêts du Latium avec des nouvelles réjouissantes pour qui s'intéresse aux cosmopolitiques expressives : il y aurait des choeurs interspécifiques.


Les communautés saisonnières interspécifiques d'oiseaux européens ne seraient pas, comme on l'a longtemps cru, composées d'individus anonymes. Selon cette conception qui a longtemps prévalu, le fait que ces groupes s'organisent sur le mode de la "bande anonyme" rend toute forme de coopération quasiment impossible. Les deux chercheurs ont don enquêté sur un site, dans une forêt de la région du Latiurn, où il leur semblait pouvoir entendre des chœurs d'oiseaux de différentes espèces, à certains moments de la journée. Une douzaine d'espèces sont ainsi recensées - des rouges-gorges, des pinsons des arbres, des roitelets à triple bandeau, des grimpereaux des jardins, des troglodytes, des mésanges charbonnières, des pics et d'autres passereaux - dont sept sont présentes à chaque enregistrement. Sont-ce toutefois des choeurs ? Si c'est le cas, on devrait pouvoir reconnaître, notamment à l'analyse des sonagrammes, la caractéristique choeurs coopératifs: les oiseaux évitent le brouillage sonore, sans toutefois s'interdire le recouvrement des chants. Ces chœurs, s'ils s'avèrent qu'ils en sont bien, constitueraient l'expression de relations de voisinage de différentes espèces, et ils auraient évolué de manière similaire, ou en répondant à des fonctions similaires à celles des coordinations vocales des couples. (…)


Les chercheurs ont découvert que les oiseaux n'évitent pas les recouvrements - ce qu'ils pourraient faire -, et peuvent chanter pendant la période où les autres le font. Mais ces recouvrements sont délibérément émis en sorte de recouvrir le moins possible le spectre utilisé par les autres. Et lorsque les chants qui se recouvrent occupent le même champ de fréquence, on remarque que les chanteurs ajustent le temps d’émission à une échelle autre. Il n'y a donc ni cacophonie, ni intervalles de silence, mais une partition faite de relais et de reprises. Ces chorus témoignent donc d'une véritable coordination encre les oiseaux, ils attestent l'existence d'une forte association entre eux. S'ils arrivent à aussi bien accorder des recouvrements sans provoquer de brouillages sonores, c'est parce que chacun a l'expérience des autres et qu'il a appris la structure du spectre de chacun des chants du groupe. 


(…) Le fait que les oiseaux n'évitent pas le recouvrement, ce qu'ils pourraient faire en ne chantant que pendant les périodes dites réfractaires, quand les autres se taisent - "c'est à mon tout maintenant"-, montre qu'il s'agit d'une coordination activement produite. À une exception : le rouge-gorge européen suit la règle de "ségrégation", il attend le silence pour entamer son chant. Mais, disent les deux chercheurs, du fait que le rouge-gorge appartient à une espèce solitaire avec un comportement territorial très marqué, c'était prévisible. 


Mais l'attitude du rouge-gorge, en même temps, rend d'autant plus convaincante l'idée selon laquelle les oiseaux auraient tout aussi bien pu choisir, parce que c'est une option possible, d'utiliser les espaces de silence pour entamer chacun leur chant. Le chevauchement temporel contrôlé n'est donc pas dû à une indisponibilité du silence mais témoigne d'une véritable partition, sur le mode de la composition polyphonique. 


Ces chants choraux vont se voir assigner des fonctions que nous avons déjà évoquées dans d'autres contextes. D'une part, ils pourraient avoir pour rôle de signaler à d'éventuels intrus la stabilité du groupe. Aux femelles, ils indiquent que les mâles sont capables d'établir des relations coopératives et de tenir le territoire sur le long terme. Ils joueraient peut-être également un rôle sur les liens et favoriseraient l'établissement de réseaux sociaux. Ces hypothèses, disent encore les chercheurs, ne sont pas exclusives l'une de l'autre. Si on parle de cosmopolitiques expressives, on doit se douter que de multiples agencements doivent s'être défaits et reformés, que bien d'autres déterritorialisarions et reterritorialisations one dû être mises en œuvre, d'autres partitions jouées, d'autres compositions possibles. Les oiseaux de chacune des espèces impliquées ont sans aucun doute leurs raisons de chanter et de le faire avec d'autres, et sans doute aussi ne sont-elles pas nécessairement les mêmes. Et sans doute encore se joue-il ici des affaires de goût, de beauté, de transports, d'exaltation et d'activations de puissance, de courage, d'importances et d'enthousiasmes, de respect des formes, d'accords magiques ou de célébrations de fin de jour - nous sommes vivants. N'a-t-on pas dit des oiseaux, me rappelait mon ami Marcos, qu'ils mettent le monde créé en état de louange ? Ou, peut-être devrait-on ajouter qu'ils mettent la création en état de grâce. 


Cette recherche dans les forêts italiennes me touche, justement parce qu'elle fait sentir cette grâce. Parce que ces deux chercheurs ont senti et font sentir que ces chants doivent être loués. Elle me touche parce qu'elle réussit à rendre sensibles des modes d'attention, à s'y accorder et à les accorder. Une attention non seulement aux chants et à la magie qui les conduit et les accompagne, mais aux conditions de la pratique qui rendront cette magie perceptible - choisir le bon moment, la bonne période de la journée, les intervalles qui comptent pour saisir les recouvrements. Chercher les hypothèses qui accordent plus et mieux, à la fois au sens où il s'agit de s'accorder à un réel plus riche et plus divers, et d'accorder aux oiseaux et à leurs performances plus que ce que les théories antérieures ne le faisaient. Saisir que faire un territoire, c'est composer avec des puissances. Il s'agit de les honorer. Faire un territoire, c'est créer des modes d'attention, c'est plus précisément instaurer de nouveaux régimes d'attention. Ces deux scientifiques ont réussi à trouver comment faire attention à la manière dont les oiseaux font attention les uns aux autres. Bref, s'arrêter, écouter, écouter encore : ici, maintenant, se passe et se crée quelque chose d'important. 


C'est sans doute cela également que pourrait signifier le fuit d'inscrire notre époque, comme le propose Donna Haraway, sous le signe du "Phonocène". C'est ne pas oublier que si la terre gronde et grince, elle chante également. C'est ne pas oublier non plus que ces chants sont en train de disparaître, mais qu'ils disparaîtront d'autant plus si on n'y prête pas attention. Et que disparaîtront avec eux de multiples manières d'habiter la terre, des inventions de vie, des compositions, des partitions mélodiques, des appropriations délicates, des manières d'être et des importances. Tout ce qui fait des territoires et tout ce que font des territoires animés, rythmés, vécus, aimés. Habités. Vivre notre époque en la nommant "Phonocène", c'est apprendre à prêter attention au silence qu'un chant de merle peut faire exister, c'est vivre dans des territoires chantés, mais c'est également ne pas oublier que le silence pourrait s'imposer. Et que ce que nous risquons bien de perdre également, faute d'attention, ce sera le courage chanté des oiseaux..


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3. Les territoires seraient des formes qui façonnent des manières d'être social et de s'organiser


Dans le livre Le Monde du silence, Jacques-Yves Cousteau et Frédéric Dumas racontent que dans les eaux de Porquerolles, ils sont tombés sur un village de poulpes. Ils y ont vu de véritables villas, dont l'une associait un toit plat fait d'une large dalle et soutenue par deux linteaux de pierres et de briques avec, devant son entrée, un rempart constitué de cailloux, de tessons de bouteilles ou de poteries, de coquillages et coquilles d'huîtres. Depuis lors, d'autres villages ont émergé. En 2009, dans la baie de Jervis, à l'est des côtes australiennes, on observe une "ville" qui sera baptisée Octopolis et, plus récemment, non loin de là, une autre qui a reçu le nom d'Octlantis. On avait cru les pieuvres solitaires et peu sociales. Visiblement, elles sont capables de changer leurs habitudes ou, plus précisément, de composer, sur un mode inédit, avec un milieu qui leur fait des propositions. C'est ce que le zoologue spécialiste de l'architecture animale Mike Hansell nomme une "route écologique", pour rendre compte du fait que la transformation du milieu effectuée par des créatures va elle-même susciter chez ces créatures des modifications d'habitudes, de manières de faire, de façons de vivre et de s'organiser. Ce que les pieuvres ont fait, c'est inventer des formes qui donnent forme à une société qu'elles inventent dans le même geste. Les territoires seraient, dans cette perspective, des formes qui façonnent des manières d'être social et de s'organiser.
On a vu que les territoires pouvaient être considérés comme œuvrant à la formation des couples. Qu'ils suscitent la rencontre, synchronisent les corps, ajustent les rythmes psychologiques ou physiologiques, soudent les relations, les territoires seraient, comme Souriau le propose à propos d'un nid de mésanges, des "œuvres médiarrices'' - il écrit d'ailleurs de ce nid qu'il est non seulement oeuvre d’amour, mais créateur d’amour” puisque c’est en construisant que les partenaires s’énamourent. Les territoires seraient des formes qui engendrent et façonnent des affects, des relations, des manières d’organiser en son sein. C’est ce qu’on pourrait inférer de l’observation de certains oiseaux qui modifient leur systèmes matrimoniaux en fonction des territoires où ils s’installent. (p. 157-158)

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4. La toile d’arraignée, extension du corps


La toile que tisse l'araignée étend les limites du corps de cette dernière dans l'espace, elle est le corps de l'araignée, et tour cet espace ainsi pris dans la toile, qui devient espace-de-toile, espace-de-corps, cet espace qui était jusque-là un milieu ou un entour, devient non pas une propriété de l'araignée au sens usuel, mais une propriété au sens de ce qui lui est propre (c'est cela l'appropriation, comme le rappelle Lapoujade, c'est le fair de faire exister en propre). Dans cette perspective, on donnera d'ailleurs pleinement raison à Deleuze d'avoir traduit l' Umwelt de Jakob von Uexküll non comme "monde vécu" ou comme "entour" mais comme "monde associé" : car la toile, et donc l'espace que remplit la toile, est monde associé au corps de l'araignée, corps étendu (comme mon bras est associé à mon corps tout en étant pleinement à la fois une composante de celui-ci et son extension). 


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5. Posséder ce n'est pas s'approprier, mais approprier à ... , c'est-à-dire faire exister en propre.

(p. 121)


Lorsque je dis que l'espace change de propriétés, c'est pour désigner d'abord le fuit qu'il peut être vécu différemment, qu'il peut, comme chez les foulques macroules de Howard et Huxley, être pris tantôt dans un agencement territorial, tantôt, littéralement, être dérerritorialisé. Mais qui ou qu'est-ce qui est déterritorialisé ? L’espace gelé ou le foulque qui ne vit plus le territoire comme sien ? Je dirais les deux, justement, car tous les deux ont été désappropriés après avoir été appropriés l'un à l'autre. Lespace est entré, avec la territorialisation, dans le régime de l'appropriation. Ce qui ne veut pas dire qu'il est objet d'appropriation. J'entends ici le terme d'appropriation au sens de Souriau, un sens qui met en rapport le propre et l'appropriation, mais dans une tout autre perspective que celle de Serres. Selon Souriau, écrit David Lapoujade, "posséder ne consiste pas à s'approprier un bien ou un être. L’appropriation concerne, non pas la propriété mais le propre. Le verbe de l'appropriation ne doit pas s'employer à la voix pronominale, mais à la voix active : posséder ce n'est pas s'approprier, mais approprier à ... , c'est-à-dire faire exister en propre". Ou, en d'autres termes, et ce sera encore plus clair, on dira de l'être qu'il approprie son existence à de nouvelles dimensions. On retrouvera une conception très proche dans le livre de la juriste Sarah Vanuxem, lorsque celle-ci cherche, dans l'histoire du droit français et dans l' anthropologie, les interprétations qui permettraient de rompre avec la conception de la propriété comme un pouvoir souverain sur les choses, pour penser les choses comme des milieux qu'il s'agit d'habiter: "Dans les douars chleus montagneux, s'approprier un lieu consiste à le conformer à soi et à se conformer à lui ; s'approprier une terre revient à se l'attribuer comme à se rendre propre à elle.” Ce qui veut dire que l'on est terrirorialisé tout autant qu'on territorialise.


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6. Le territoire, lieu de spectacle


(p. 62-63)


Ce que donne à penser Moffat avec cette idée que les couleurs et les chants auraient valeur d'autoprésentation, va conduire quelques chercheur., à s'intéresser à un très beau problème : celui des apparences. Se dessine ici l'intuition d'une des dimension les plus intéressantes du territoire, que rendront particulièrement sensible Gilles Deleuze et Félix Guattari dans le livre Mille plateaux: le comportement territorial est avant tout un comportement expressif. Le territoire est matière à expression. Ou, dans les termes d'Étienne Souriau, Je territoire, chez les oiseaux, avec ces couleurs, ces chants, ces postures, ces danses ritualisées, est traversé d'intentions spectaculaires. Ce qui veut dire également que le territoire crée un certain type d'attention, ou qu'il coopte des modes d'attention particuliers : tout est territorialisé, celui qui reçoit les messages comme celui qui les envoie. On encre de concert dans un nouveau type de code. 


(…) Si le territoire se définit comme lieu d'intention spectaculaire, l'agressivité n'est plus le motif au sens psychologique, ou la cause, de l'activité territoriale, elle en est le motif au sens esthétique ou musical, elle lui donne son style, sa forme de présentation, son énergie, sa chorégraphie et ses gestes: l'agression devient de l'ordre du simulacre. Elle est détournée de la fonction "agresser" pour une autre fonction, une fonction expressive. Le comportement territorial emprunte formellement les gestes de l'agression, de la même manière que le fait le jeu qui emprunte les gestes des conflits - mordre, menacer, poursuivre, chasser, etc. - pour en faire autre chose qui a une tout autre valeur. L'agression comme modalité expressive s'apparente alors, comme le font les gestes du jeu que jouent les animaux, au "faire semblant" : les gestes du jeu, comme ceux du territoire abolissent lu matérialité du réel, le subliment, pour "n'en garder qu'une pure forme qui vaut par elle-même", comme l'écrit Souriau. Ce sont, par exemple, ce qu'il appelle des "mimiques", comme lorsque les rituels de menace utilisent, sur le mode du "faire comme si", les gestes de l'agression. (…) Le vainqueur n'est pas le meilleur combattant, mais le meilleur acteur'". L’idée que l'agression qui semble guider le comportement territorial serait "scène jouée", scène dont l'extravagance serait d'ailleurs l'un des plus sûrs indices, a été envisagée par certains chercheurs. On se souviendra de Nice et de son intuition qu'il s'agit de "jeux de rôles" flexibles et échangeables, et qui écrira par ailleurs que, chez les bruants chanteurs, plus le spectacle est impressionnant, moins sérieuse sera la rencontre, le bluff prenant la place de l’action.

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7. Question de méthode

(Contre point, p.107)


“Ce qui m'intéresse à présent, ce sont les territoires. Et c'est l'un des concepts les plus centraux, les plus cruciaux de Mille plateaux et principalement du chapitre XI ("De la ritournelle”) de Deleuze et Guattari. Je l'avais lu au début de ma recherche et, j'avoue, là aussi c'était difficile. Tout cela, d'une part, me semblait trop abstrait, trop déconnecté de ce que je cherchais ou, plus précisément, tout cela ne m'aidait pas à savoir ce que je cherchais.(…) 


Je crois aussi que j'ai un souci quand on dit “les animaux”…


Ce malaise avec Deleuze et Guattari était d'autant plus aigu que Mille plateaux constitue une véritable machine à créer des concepts, que c'est un livre difficile, intimidant sans pourtant relever de ce que Deleuze appelle, parlant de la philosophie, une "entreprise d'intimidation", une entreprise gui vise à bloquer la pensée. 


Au contraire: de part en part justement, ce livre veut faire penser. Et c'est comme cela qu'il me fallait apprendre à le lire, en me laissant guider non par des mots, mais par des gestes, par des rythmes, par des ruptures, par des bégaiements, par des hoquets, par des affects. Sortir de la routine qui guidait ma lecture des articles scientifiques, routine consistant à glaner des informations, à répertorier des faits et des savoirs. J'allais l'oublier, la philosophie n'a pas pour tâche d'informer, mais celle de ralentir, de se désaccorder, d'hésiter. Se désaccorder pour trouver d'autres accords. Faire bifurquer quand cela va trop droit. S'allier à des puissances. Donner aux faits un pouvoir que l'on n'a pas et qu'il faut apprendre à construire avec eux, celui d'effectuer, d'avoir des effets et des effets inattendus. Ce sont des mouvements que je suis en train de décrire ici, et c'est cela qu'il s'agissait d'apprendre avec Deleuze et Guattari. Quitte également à ce que ces mouvements ne leur soient pas fidèles - les comprendre à ma manière en somme (non plus se référer à eux, alors, mais interférer avec eux). Bref, enfin entendre ce qu'ils se sont évertués à nous faire entendre: il ne faut pas interpréter, il faut expérimenter.


Et c’est justement ce qu’ils proposaient en convoquant, dans leur travail, le territoire.

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8. L’effet du "cher ennemi"

Chez les alouettes des champs, l’effet du "cher ennemi" a été particulièrement bien étudié. Selon les ornithologues qui les observent, la familiarité qu'engendre le voisinage permet d'éviter ce que les auteurs appellent des "erreurs de rôle". Le fait de vivre ensemble, et d'avoir eu des expériences de conflits, et de conflits répétés, a progressivement mené chacun des partenaires de ces interactions de voisinage à établir des relations pour lesquelles chacun sait qui est l'autre, ce qu'il peut désirer, la manière dont il se conduit et ce qu'il possède - mais doit-on encore parler de "conflits", ne devrait-on pas plutôt préférer un terme comme "mise à l'épreuve spectaculairement impressionnante"? Une fois ces relations établies, les oiseaux connaissent les rôles de chacun, et n'ont plus besoin de ces mises à l'épreuve pour déterminer la manière dont ils doivent agir et la façon dont les autres se comportent''· Le territoire, dès lors, pourrait bien relever de ce que Strum considérait, parlant de la hiérarchie, comme une structure permettant la prévisibilité des interactions. (p. 171)

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Et pour conclure ces extraits, je reprends les considérations d'Isabelle Despret dans un de ses contrpoints : 

9. Une question de méthodologie qui ouvre de nouvelles perspectives


(Contrepoints, p. 152 et suiv.)

Certes, le territoire n'est pas à proprement parler une institution, mais il pourrait bien remplir un rôle similaire à celui des institutions dans la mesure où il serait une invention qui stabilise certaines dimensions, certaines caractéristiques, qui permet de prévoir et d'anticiper. Voire, de mener à bien quelques projets. En d'autres termes, le territoire, dans des sociétés complexes comme celles des oiseaux, est une invention permettant la simplification de la complexité, prenant en charge la stabilisation d'une partie des éléments de la vie sociale et donnant à ses acteurs la possibilité de prévoir, dans une certaine mesure, la manière dont les autres vont se comporter.

La hiérarchie ne serait pas, comme nombre de scientifiques l'ont affirmé, une caractéristique génétique, mais plutôt un principe de transaction. "L'importance de la structure est intuitivement évidente quand la complexité et les processus sont pris au sérieux. Pour les systèmes biologiques comme pour les sociétés humaines, les structures réduisent l'incertitude, minimisent les dissonances cognitives, construisent des relations sociales et facilitent le échanges sociaux.

Ce que je demande aux oiseaux : de nous ouvrir l'imagination à d'autres façons de penser, de rompre avec certaines routines, de rendre perceptible l'effet de certains types d'attention - qu'est-ce qu'on décide de rendre remarquable dans ce qu'on observe 7 Pour rendre possibles d'autres histoires.

les ornithologues ont très tôt cultivé une approche comparative qui les a rendus attentifs à la pluralité des organisations et l'on constate, dans le domaine, une tension constante entre la volonté d'unifier les faits par une théorie, et la reconnaissance d'une variabilité telle que toute théorie ne pourra jamais être que locale. Enfin, ne sont pas à négliger la formidable exubérance des oiseaux, leur inventivité, leur remarquable capacité à faire sentir l'importance du territoire et la beauté mise au service de cette importance. Cela aussi a dû jouer en faveur d'une certaine attention et d'une certaine imagination. Les chercheurs qui y ont été sensibles ont ainsi créé de l'espace - parfois des interstices, mais ils sont importants - pour des histoires moins déterministes, des histoires qui laissent des marges de manœuvre plus importantes, aux oiseaux comme à ceux qui les observent, des histoires qui déjouent la tentation des modèles.