20 avril 2021

La panthère des neiges, de Sylvain Tesson

La panthère des neiges
Extraits

Je me permet de reprendre et vous partager ici quelques extraits qui m'ont le plus interpellé, dans la perspective des quelques livres que l'ai lu coup sur coup et qui m'ont paru coudre un fil passionnant à suivre, jusqu'au "Habiter en oiseau" d'Isabelle Despret, dont je vous donne aussi quelques extraits sur ce Blog.

La panthère des neige fait écho au livre de Baptiste Morizot : "Sur la piste animale", préfacé par Vinciane Despret : on est toujours sur la même piste, avec aussi un chapitre sur la panthère sur les hauts plateaux du Kirghizistan : "la patience de la panthère", p. 73 à 112.

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Extrait n° 1
p. 40


Munier me parlait de sa première phorographie prise à l'âge de douze ans : un chevreuil dans les Vosges. (…)
- Ce jour-là, j'ai forgé mon destin : voir les bêtes. Les attendre.   

Dès lors, il avait passé plus de temps allongé derrière les souches que sur les bancs de l'école. Son père ne l'avait pas trop forcé. Il n'avait pas eu son bac et gagna sa vie sur les chantiers, jusqu'à ce que ses photographies soient couronnées.  

Les scientifiques le regardaient de haut. Munier considérait la nature en artiste. Il ne valait rien pour les obsédés de la calculette, serviteurs du « règne de la quantité ». J'en avais rencontré quelques-uns de ces calculateurs. Ils baguaient les colibris et éventraient des goélands pour prélever des échantillons de bile. Ils mettaient le réel en équation. Les chiffres s'additionnaient. La poésie? Absente. La connaissance progressait-elle? Pas sûr. La science masquait ses limites derrière l'accumulation des données numériques. L'entreprise de mise en nombre du monde prétendait faire avancer le savoir. C'était prétentieux. 

Munier, lui, rendait ses devoirs à la splendeur et à elle seule. Il célébrait la grâce du loup, l'élégance de la grue, la perfection de l'ours. Ses photos appartenaient à l'art, pas à la mathématique.
Eugène Labiche, à la fin du XIX' siècle, pressentait le ridicule des âges savants: « La statistique, madame, est une science moderne et positive. Elle met en lumière les faits les plus obscurs. Ainsi, dernièrement, grâce à des recherches laborieuses, nous sommes arrivés à connaître le nombre exact des veuves qui ont passé sur le Pont-Neuf pendant le cours de l'année 1860.” (Eugène Labiche, les vivacités du Capitaine Tic)

- Un yack est un seigneur, je me fiche qu'il ait dégluti douze fois ce matin ! répondit Munier. 

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Extrait n° 2
“Habiter le monde en poète”
p. 79 - 80


Munier voulait gagner Zadoï, à l'extrême est du Tibet, dans la haute vallée du Mékong. De là nous rejoindrions les massifs où se terraient des panthères survivantes.  

- Survivantes à quoi ? dis-je.  

- À la propagation de l'homme, dit Marie.  

Définition de l'homme : créature la plus prospère de l'histoirc du vivant. En tant qu'espèce, rien ne le menace : il défriche, bâtit, se répand. Après s'être étendu, il s'entasse. Ses villes montent vers le ciel. “Habiter le monde en poète”, avait écrit un poète allemand au XIXe siècle  (“ ... poétiquement toujours/Sur Terre habite l’homme”. Hôlderlin, in “En bleu adorable”.) C'était un beau projet, un vœu naïf. Il ne s'était pas réalisé. Dans ses tours, l'homme du XXI' siècle habite le monde en copropriétaire. JI a remporté la partie, songe à son avenir, lorgne sur la prochaine planète pour absorber le trop-plein. Bientôt, les “espaces infinis” deviendront sa vidange. Il y avait quelques millénaires, le Dieu de la Genèse (dont les propos avaient été recueillis avant qu'il ne devînt muet) s'était montré précis . “Soyez féconds, multipliez, remplissez la Terre, et l'assujettissez” (1,28). On pouvait raisonnablement penser (sans offenser le genre clérical) que le programme était accompli, la Terre, “assujettie”, et qu'il était temps de donner repos à la matrice utérine. Nous étions huit milliards d'hommes. Il restait quelques milliers de panthères. L'humanité ne jouait plus une partie équitable.

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Extrait n° 3
p. 110

Le premier qui la voyait signalait une bête aux autres. Aussitôt que nous l'apercevions, une paix montait en nous, un saisissement nous électrisait. L'excitation et la plénitude, sentiments contradictoires. Rencontrer un animal est une jouvence. L' œil capte un scintillement. La bête est une clef, elle ouvre une porte. Derrière, l'incommunicable. 

Ces heures de vigie se situaient aux antipodes de mon rythme de voyageur. À Paris, je burinais des passions désordonnées. « Nos vies hâtives », avait dit un poète. Ici, dans le canyon, nous scrutions les paysages sans garantie de moissons. On attendait une ombre, en silence, face au vide. C'était le contraire d'une promesse publicitaire: nous endurions le froid sans certitude d'un résultat. Au « tour, tout de suite» de l'épilepsie moderne, s'opposait le « sans doute rien, jamais » de l'affût. Ce luxe de passer une journée entière à attendre l'improbable! 

Je me jurais, une fois rentré en France, de continuer à pratiquer l'affût. Nul besoin de se trouver à 5 ooo mètres dans !'Himalaya. La grandeur de cet exercice partout praticable était de toujours procurer ce qu'on exigeait de lui. À la fenêtre de sa chambre, sur la terrasse d'un restaurant, dans une forêt ou sur le bord de l'eau, en société ou seul sur un banc, il suffisait d'écarquiller les yeux et d'attendre que quelque chose surgisse. On ne l'aurait jamais noté si l'on ne s'était pas maintenu aux aguets. Et si rien n'arrivait, la qualité du temps passé s'était trouvée accrue par l'attention portée. L'affût était un mode opératoire. Il fallait en faire un style de vie. 

Savoir disparaître relevait de l'art. Munier s'y était entraîné pendant trente ans, mêlant l'annulation de soi à l'oubli du reste. Il avait demandé au temps de lui apporter ce que le voyageur supplie au déplacement de lui fournir : une raison d'être. 

On se tient aux aguets, l'espace ne défile plus. Le temps impose ses nuances, par touches. Une bête vient. C'est l'apparition. Il était utile d'espérer.
 

***

Extrait n° 4
p. 145 

Les plus optimistes se félicitaient de la possibilité d'un globe peuplé de quatorze milliards d'hommes. Si la vie se résumait à l'assouvissement des besoins biologique, en vue de la reproduction de l'espèce, la perspective était encourageante : nous pourrions copuler dans des cubes de béton connectés au Wifi en mangeant des insectes. Mais si l'on demandait à notre passage sur la Terre sa part de beauté et si la vie était une partie jouée dans un jardin magique, la disparition des bêtes s'avérait une nouvelle atroce. La pire de toutes. Elle avait été accueillie dans l'indifférence. Le cheminot défend le cheminot. L'homme se préoccupe de l'homme. L'humanisme est un syndicalisme comme un autre.  

La dégradation du monde s'accompagnait d'une espérance frénétique en un avenir meilleur. Plus le réel se dégradait, plus retentissaient les imprécations messianiques. Il y avait un lien proportionnel entre la dévastation du vivant et le double mouvement d'oubli du passé et de supplique à l'avenir. 

« Demain, mieux qu'aujourd'hui», slogan hideux de la modernité. Les hommes politiques promettaient des réformes (“le changement”, jappaient-ils!), les croyants attendaient une vie éternelle, les laborantins de la Silicon Valley nous annonçaient un homme augmenté. En bref, il fallait patienter, les lendemains chanteraient. C'était la même rengaine : “Puisque ce monde est bousillé, ménageons nos issues de secours !”Hommes de science, hommes politiques et hommes de foi se pressaient au portillon des espérances. En revanche, pour conserver ce qui nous avait été remis, il n'y avait pas grand monde. 

 Ici un tribun de barricade appelait à la Révolution et ses troupes déferlaient avec la pioche au poing ; ici un prophète invoquait l'Au-delà et ses ouailles se prosternaient devant la promesse ; ici, un Folamour 2.0 fomentait la mutation posthumaine et ses clients s'entichaient de fétiches technologiques. Ces hommes vivaient sur des oursins. Ils ne supportaient pas leur condition, et de cette outre-vie ils attendaient les bienfaits mais ne connaissaient pas la forme. li est plus difficile de vénérer ce dont on jouit déjà que de rêvasser à décrocher les lunes. 

Les trois instances - foi révolutionnaire, espérance messianique, arraisonnement technologique - cachaient derrière le discours du salut une indifférence profonde au présent. Pire ! elles nous épargnaient de nous conduire noblement, ici et maintenant, nous économisaient de ménager ce qui tenait encore debout. 

Pendant ce temps, fonce des glaces, plastification, mort des bêtes. 

"Fabuler d'un autre monde que le nôtre n'a aucun sens.” (Nietzsche, Crépuscule des Idoles.) J'avais noté cerce fusée de Nietzsche en exergue d'un petit calepin de notes. J'aurais pu la graver à l'entrée de notre grotte. Une devise pour les vallons. 

Nous étions nombreux, dans les grottes et dans les villes, à ne pas désirer un monde augmenté, mais un monde célébré dans son juste partage, patrie de sa seule gloire. Une montagne, un ciel affolé de lumière, des chasses de nuages et un yack sur l'arête: roue était disposé, suffisant. Ce qui ne se voyait pas était susceptible de surgir. Ce qui ne surgissait pas avait su se cacher. (p. 145)

*** 

La grotte dans laquelle je venais de rentrer avec Léo avait été occupée. Le sol était propre, le plafond noirci de suie, un cercle de pierres trahissait un foyer. Les grottes avaient constitué la géographie matricielle de l'humanité dans ses lamentables débuts. Chacune avait abrité des hôtes jusqu'à ce que l'élan néolithique sonne la sortie d'abri. L'homme s'était alors dispersé, avait fertilisé les limons, domestiqué les troupeaux, inventé un Dieu unique et commencé la coupe réglée de la Terre pour parvenir, dix mille ans plus tard, à l'accomplissement de la civilisation : l'embouteillage et l’obésité.

***

Extrait n° 5
p. 147

- Vénérer ce qui se tient devant nous. Ne rien attendre. 

Se souvenir beaucoup. Se garder des espérances, fumées au dessus des ruines. Jouir de ce qui s'offre. Chercher les symboles et croire la poésie plus solide que la foi. Se contenter du monde. Lutter pour qu'il demeure. 

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Extrait n° 6
p. 163
 

La patience était la révérence de l'homme à ce qui était donné.
Quel attribut permettait-il de peindre un tableau, de composer une sonate ou un poème ? La patience. Elle procurait toujours sa récompense, pourvoyant dans la même fluctuation le risque de trouver le temps long en même temps que la méthode pour ne pas s'ennuyer.
Attendre était une prière. Quelque chose venait. Er si rien ne venait, c'était que nous n'avions pas su regarder. 

La face cachée 

Le monde était un coffre de bijoux. Les joyaux demeuraient rares, l'homme ayant fait main basse sur le trésor. Parfois, on tenait encore un brillant devant soi. Alors la Terre étincelait d'un éclat. Le cœur battait plus vite, l'esprit s'enrichissait d'une vision.
Les bêtes étaient passionnantes parce que invisibles. Je ne me faisais pas d'illusion : on ne pouvait percer leur mystère. Elles appartenaient aux origines dont la biologie nous avait éloignés. Notre humanité leur avait déclaré une guerre totale. L'éradication était presque finie. Nous n'avions rien à leur dire, elles se retiraient. Nous avions triomphé et bientôt, nous autres humains, nous serions seuls, à nous demander comment nous avions pu faire le ménage aussi vite. 

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Extrait n° 7
p. 164

- Là-haut!  

Une chouette effraie fuyait vers le parc, les ailes frappées par les faisceaux. Même ici, Munier traquait les signaux sauvages. La complicité d'un homme avec le monde animal rend supportable le séjour dans les cimetières urbains.
(…)
Regarder une bête, c'était coller I' œil à un judas magique.
Derrière la porte, les arrière-mondes. Nul verbe pour les traduire, nul pinceau pour les peindre. Tout juste pouvait-on en capter un scintillement. William Blake dans Proverbes de l'enfer : “Ne comprends-tu donc pas que le moindre oiseau qui fend l'air est un immense monde de délices fermé à tes cinq sens?” Si, William! Munier et moi comprenions que nous ne comprenions pas. Cela suffisait à notre joie.

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Possibiité de feuilleter le livre : https://www.club.be/p/la-panthere-des-neiges-9782072822322

19 avril 2021

HABITER EN OISEAU

Gravure (pointe sèche) M. Simonis

 Comme indiqué sur mon site larcenciel.be, je vous propose ici quelques extraits significatifs à mes yeux du livre de Vinciane DESPRET, "Habiter en oiseau" publié chez Acte Sud en novembre 2019, dans la collection "Mondes Sauvages, pour une nouvelle alliance".

Notes : J'ai mis en valeur en bleu les passages les plus importants à mes yeux.

Ce qui est écrit en vert, notamment les titres, sont de ma propre rédaction.

Pour alléger le texte, je n'ai pas repris les notes qui l'étayent, et qu'on trouvera en lisant le livre.

En introduction à ces extraits, je vous renvoie à mon site, ICI.

1. La question du territoire 

(p. 24)

On pourrait bien sûr s'interroger sur une coïncidence : le terme "territoire» avec une connotation très marquée de "propriété exclusive dont on s'empare" apparaît dans la littérature ornithologique au XVIIe siècle, c'est-à-dire au moment même où, selon Philippe Descola et de· nombreux historiens du droit, les Modernes résument l'usage de la terre par un seul concept, celui de l'appropriation. Descola souligne que cette conception a acquis une telle force d'évidence qu'il est aujourd'hui difficile de s'en déprendre. En deux mots, cette notion se développe à partir de Grotius et du droit naturel, quoiqu'elle plonge ses racines dans la théologie du XVIe Elle redéfinit le droit de propriété comme un droit individuel et repose à la fois sur l'idée d'un contrat qui redéfinit les humains comme des individus et non des êtres sociaux (la "propriété" du droit romain résultait d'un parcage et non de l'acte individuel, un parcage sanctionné par la loi, les coutumes et les tribunaux), sur de nouvelles techniques de mise en valeur de la terre qui exigent que cette terre soit délimitée et que sa possession soit garantie, et sur une théorie philosophique du sujet, celle de l'individualisme possessif qui reconfigure la société politique comme un dispositif de protection de la propriété des individus. On connait les conséquences dramatiques de cette nouvelle conception de la propriété, ce qu'elle a favorisé et ce qu'elle a détruit. On connait l'histoire des enclosures, l'expulsion des communautés paysannes des terres donc elles avaient jouissance coutumière et l'interdit qui les a frappées de prélever dans les forêts les ressources essentielles à leur vie. Avec cette nouvelle conception de la propriété, on assiste à l'éradication de ce qu'on appelle aujourd'hui les “commons" qui faisaient l'objet d'usages collectifs, coordonnés et auto-organisés de ressources communes, comme les canaux d’irrigation, des pâtures communes, des forêts… En  Angleterre, écrit Karl Polanyi "en 1600, la moitié des terres arables du Royaume étaient encore en jouissance collective, il n’en restait plus qu'un quart en 1750 et presque plus aucune en 1840". Des multiples façons d'habiter et de partager les usages de la terre qui s'étaient au cours des siècles inventées et cultivées ne resteront que des droits de propriété, certes quelquefois limités, mais toujours définis comme droits exclusifs d'user, voire d'abuser. (24-25)

***

2. Les chants choraux inter-espèces

C'est cette partie, à la fin du livre, que j'ai trouvée la plus étonnante. Et riche d'enseignements pour nous, humains...

 On a pu ces dernières années enregistrer et analyser des chants choraux non plus simplement de couples, mais de collectifs territoriaux tropicaux composés de quelques individus, toujours de la même espèce. Selon les observateurs, ces choeurs contribueraient à la cohésion du groupe, à la défense du territoire, et pourraient également signaler la qualité de l'engagement de ceux qui y participent. Des choeurs territoriaux collectifs pouvaient exister, mais ce phénomène, pensait-on, devait se limiter aux collectifs d'oiseaux de la même espèce. Ce en quoi, visiblement, on se trompait. 


Une bio-acousticienne italienne, Rachele Malavasi, et un spécialiste de l'écologie des sons, Almo Farina, sont revenus des forêts du Latium avec des nouvelles réjouissantes pour qui s'intéresse aux cosmopolitiques expressives : il y aurait des choeurs interspécifiques.


Les communautés saisonnières interspécifiques d'oiseaux européens ne seraient pas, comme on l'a longtemps cru, composées d'individus anonymes. Selon cette conception qui a longtemps prévalu, le fait que ces groupes s'organisent sur le mode de la "bande anonyme" rend toute forme de coopération quasiment impossible. Les deux chercheurs ont don enquêté sur un site, dans une forêt de la région du Latiurn, où il leur semblait pouvoir entendre des chœurs d'oiseaux de différentes espèces, à certains moments de la journée. Une douzaine d'espèces sont ainsi recensées - des rouges-gorges, des pinsons des arbres, des roitelets à triple bandeau, des grimpereaux des jardins, des troglodytes, des mésanges charbonnières, des pics et d'autres passereaux - dont sept sont présentes à chaque enregistrement. Sont-ce toutefois des choeurs ? Si c'est le cas, on devrait pouvoir reconnaître, notamment à l'analyse des sonagrammes, la caractéristique choeurs coopératifs: les oiseaux évitent le brouillage sonore, sans toutefois s'interdire le recouvrement des chants. Ces chœurs, s'ils s'avèrent qu'ils en sont bien, constitueraient l'expression de relations de voisinage de différentes espèces, et ils auraient évolué de manière similaire, ou en répondant à des fonctions similaires à celles des coordinations vocales des couples. (…)


Les chercheurs ont découvert que les oiseaux n'évitent pas les recouvrements - ce qu'ils pourraient faire -, et peuvent chanter pendant la période où les autres le font. Mais ces recouvrements sont délibérément émis en sorte de recouvrir le moins possible le spectre utilisé par les autres. Et lorsque les chants qui se recouvrent occupent le même champ de fréquence, on remarque que les chanteurs ajustent le temps d’émission à une échelle autre. Il n'y a donc ni cacophonie, ni intervalles de silence, mais une partition faite de relais et de reprises. Ces chorus témoignent donc d'une véritable coordination encre les oiseaux, ils attestent l'existence d'une forte association entre eux. S'ils arrivent à aussi bien accorder des recouvrements sans provoquer de brouillages sonores, c'est parce que chacun a l'expérience des autres et qu'il a appris la structure du spectre de chacun des chants du groupe. 


(…) Le fait que les oiseaux n'évitent pas le recouvrement, ce qu'ils pourraient faire en ne chantant que pendant les périodes dites réfractaires, quand les autres se taisent - "c'est à mon tout maintenant"-, montre qu'il s'agit d'une coordination activement produite. À une exception : le rouge-gorge européen suit la règle de "ségrégation", il attend le silence pour entamer son chant. Mais, disent les deux chercheurs, du fait que le rouge-gorge appartient à une espèce solitaire avec un comportement territorial très marqué, c'était prévisible. 


Mais l'attitude du rouge-gorge, en même temps, rend d'autant plus convaincante l'idée selon laquelle les oiseaux auraient tout aussi bien pu choisir, parce que c'est une option possible, d'utiliser les espaces de silence pour entamer chacun leur chant. Le chevauchement temporel contrôlé n'est donc pas dû à une indisponibilité du silence mais témoigne d'une véritable partition, sur le mode de la composition polyphonique. 


Ces chants choraux vont se voir assigner des fonctions que nous avons déjà évoquées dans d'autres contextes. D'une part, ils pourraient avoir pour rôle de signaler à d'éventuels intrus la stabilité du groupe. Aux femelles, ils indiquent que les mâles sont capables d'établir des relations coopératives et de tenir le territoire sur le long terme. Ils joueraient peut-être également un rôle sur les liens et favoriseraient l'établissement de réseaux sociaux. Ces hypothèses, disent encore les chercheurs, ne sont pas exclusives l'une de l'autre. Si on parle de cosmopolitiques expressives, on doit se douter que de multiples agencements doivent s'être défaits et reformés, que bien d'autres déterritorialisarions et reterritorialisations one dû être mises en œuvre, d'autres partitions jouées, d'autres compositions possibles. Les oiseaux de chacune des espèces impliquées ont sans aucun doute leurs raisons de chanter et de le faire avec d'autres, et sans doute aussi ne sont-elles pas nécessairement les mêmes. Et sans doute encore se joue-il ici des affaires de goût, de beauté, de transports, d'exaltation et d'activations de puissance, de courage, d'importances et d'enthousiasmes, de respect des formes, d'accords magiques ou de célébrations de fin de jour - nous sommes vivants. N'a-t-on pas dit des oiseaux, me rappelait mon ami Marcos, qu'ils mettent le monde créé en état de louange ? Ou, peut-être devrait-on ajouter qu'ils mettent la création en état de grâce. 


Cette recherche dans les forêts italiennes me touche, justement parce qu'elle fait sentir cette grâce. Parce que ces deux chercheurs ont senti et font sentir que ces chants doivent être loués. Elle me touche parce qu'elle réussit à rendre sensibles des modes d'attention, à s'y accorder et à les accorder. Une attention non seulement aux chants et à la magie qui les conduit et les accompagne, mais aux conditions de la pratique qui rendront cette magie perceptible - choisir le bon moment, la bonne période de la journée, les intervalles qui comptent pour saisir les recouvrements. Chercher les hypothèses qui accordent plus et mieux, à la fois au sens où il s'agit de s'accorder à un réel plus riche et plus divers, et d'accorder aux oiseaux et à leurs performances plus que ce que les théories antérieures ne le faisaient. Saisir que faire un territoire, c'est composer avec des puissances. Il s'agit de les honorer. Faire un territoire, c'est créer des modes d'attention, c'est plus précisément instaurer de nouveaux régimes d'attention. Ces deux scientifiques ont réussi à trouver comment faire attention à la manière dont les oiseaux font attention les uns aux autres. Bref, s'arrêter, écouter, écouter encore : ici, maintenant, se passe et se crée quelque chose d'important. 


C'est sans doute cela également que pourrait signifier le fuit d'inscrire notre époque, comme le propose Donna Haraway, sous le signe du "Phonocène". C'est ne pas oublier que si la terre gronde et grince, elle chante également. C'est ne pas oublier non plus que ces chants sont en train de disparaître, mais qu'ils disparaîtront d'autant plus si on n'y prête pas attention. Et que disparaîtront avec eux de multiples manières d'habiter la terre, des inventions de vie, des compositions, des partitions mélodiques, des appropriations délicates, des manières d'être et des importances. Tout ce qui fait des territoires et tout ce que font des territoires animés, rythmés, vécus, aimés. Habités. Vivre notre époque en la nommant "Phonocène", c'est apprendre à prêter attention au silence qu'un chant de merle peut faire exister, c'est vivre dans des territoires chantés, mais c'est également ne pas oublier que le silence pourrait s'imposer. Et que ce que nous risquons bien de perdre également, faute d'attention, ce sera le courage chanté des oiseaux..


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3. Les territoires seraient des formes qui façonnent des manières d'être social et de s'organiser


Dans le livre Le Monde du silence, Jacques-Yves Cousteau et Frédéric Dumas racontent que dans les eaux de Porquerolles, ils sont tombés sur un village de poulpes. Ils y ont vu de véritables villas, dont l'une associait un toit plat fait d'une large dalle et soutenue par deux linteaux de pierres et de briques avec, devant son entrée, un rempart constitué de cailloux, de tessons de bouteilles ou de poteries, de coquillages et coquilles d'huîtres. Depuis lors, d'autres villages ont émergé. En 2009, dans la baie de Jervis, à l'est des côtes australiennes, on observe une "ville" qui sera baptisée Octopolis et, plus récemment, non loin de là, une autre qui a reçu le nom d'Octlantis. On avait cru les pieuvres solitaires et peu sociales. Visiblement, elles sont capables de changer leurs habitudes ou, plus précisément, de composer, sur un mode inédit, avec un milieu qui leur fait des propositions. C'est ce que le zoologue spécialiste de l'architecture animale Mike Hansell nomme une "route écologique", pour rendre compte du fait que la transformation du milieu effectuée par des créatures va elle-même susciter chez ces créatures des modifications d'habitudes, de manières de faire, de façons de vivre et de s'organiser. Ce que les pieuvres ont fait, c'est inventer des formes qui donnent forme à une société qu'elles inventent dans le même geste. Les territoires seraient, dans cette perspective, des formes qui façonnent des manières d'être social et de s'organiser.
On a vu que les territoires pouvaient être considérés comme œuvrant à la formation des couples. Qu'ils suscitent la rencontre, synchronisent les corps, ajustent les rythmes psychologiques ou physiologiques, soudent les relations, les territoires seraient, comme Souriau le propose à propos d'un nid de mésanges, des "œuvres médiarrices'' - il écrit d'ailleurs de ce nid qu'il est non seulement oeuvre d’amour, mais créateur d’amour” puisque c’est en construisant que les partenaires s’énamourent. Les territoires seraient des formes qui engendrent et façonnent des affects, des relations, des manières d’organiser en son sein. C’est ce qu’on pourrait inférer de l’observation de certains oiseaux qui modifient leur systèmes matrimoniaux en fonction des territoires où ils s’installent. (p. 157-158)

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4. La toile d’arraignée, extension du corps


La toile que tisse l'araignée étend les limites du corps de cette dernière dans l'espace, elle est le corps de l'araignée, et tour cet espace ainsi pris dans la toile, qui devient espace-de-toile, espace-de-corps, cet espace qui était jusque-là un milieu ou un entour, devient non pas une propriété de l'araignée au sens usuel, mais une propriété au sens de ce qui lui est propre (c'est cela l'appropriation, comme le rappelle Lapoujade, c'est le fair de faire exister en propre). Dans cette perspective, on donnera d'ailleurs pleinement raison à Deleuze d'avoir traduit l' Umwelt de Jakob von Uexküll non comme "monde vécu" ou comme "entour" mais comme "monde associé" : car la toile, et donc l'espace que remplit la toile, est monde associé au corps de l'araignée, corps étendu (comme mon bras est associé à mon corps tout en étant pleinement à la fois une composante de celui-ci et son extension). 


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5. Posséder ce n'est pas s'approprier, mais approprier à ... , c'est-à-dire faire exister en propre.

(p. 121)


Lorsque je dis que l'espace change de propriétés, c'est pour désigner d'abord le fuit qu'il peut être vécu différemment, qu'il peut, comme chez les foulques macroules de Howard et Huxley, être pris tantôt dans un agencement territorial, tantôt, littéralement, être dérerritorialisé. Mais qui ou qu'est-ce qui est déterritorialisé ? L’espace gelé ou le foulque qui ne vit plus le territoire comme sien ? Je dirais les deux, justement, car tous les deux ont été désappropriés après avoir été appropriés l'un à l'autre. Lespace est entré, avec la territorialisation, dans le régime de l'appropriation. Ce qui ne veut pas dire qu'il est objet d'appropriation. J'entends ici le terme d'appropriation au sens de Souriau, un sens qui met en rapport le propre et l'appropriation, mais dans une tout autre perspective que celle de Serres. Selon Souriau, écrit David Lapoujade, "posséder ne consiste pas à s'approprier un bien ou un être. L’appropriation concerne, non pas la propriété mais le propre. Le verbe de l'appropriation ne doit pas s'employer à la voix pronominale, mais à la voix active : posséder ce n'est pas s'approprier, mais approprier à ... , c'est-à-dire faire exister en propre". Ou, en d'autres termes, et ce sera encore plus clair, on dira de l'être qu'il approprie son existence à de nouvelles dimensions. On retrouvera une conception très proche dans le livre de la juriste Sarah Vanuxem, lorsque celle-ci cherche, dans l'histoire du droit français et dans l' anthropologie, les interprétations qui permettraient de rompre avec la conception de la propriété comme un pouvoir souverain sur les choses, pour penser les choses comme des milieux qu'il s'agit d'habiter: "Dans les douars chleus montagneux, s'approprier un lieu consiste à le conformer à soi et à se conformer à lui ; s'approprier une terre revient à se l'attribuer comme à se rendre propre à elle.” Ce qui veut dire que l'on est terrirorialisé tout autant qu'on territorialise.


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6. Le territoire, lieu de spectacle


(p. 62-63)


Ce que donne à penser Moffat avec cette idée que les couleurs et les chants auraient valeur d'autoprésentation, va conduire quelques chercheur., à s'intéresser à un très beau problème : celui des apparences. Se dessine ici l'intuition d'une des dimension les plus intéressantes du territoire, que rendront particulièrement sensible Gilles Deleuze et Félix Guattari dans le livre Mille plateaux: le comportement territorial est avant tout un comportement expressif. Le territoire est matière à expression. Ou, dans les termes d'Étienne Souriau, Je territoire, chez les oiseaux, avec ces couleurs, ces chants, ces postures, ces danses ritualisées, est traversé d'intentions spectaculaires. Ce qui veut dire également que le territoire crée un certain type d'attention, ou qu'il coopte des modes d'attention particuliers : tout est territorialisé, celui qui reçoit les messages comme celui qui les envoie. On encre de concert dans un nouveau type de code. 


(…) Si le territoire se définit comme lieu d'intention spectaculaire, l'agressivité n'est plus le motif au sens psychologique, ou la cause, de l'activité territoriale, elle en est le motif au sens esthétique ou musical, elle lui donne son style, sa forme de présentation, son énergie, sa chorégraphie et ses gestes: l'agression devient de l'ordre du simulacre. Elle est détournée de la fonction "agresser" pour une autre fonction, une fonction expressive. Le comportement territorial emprunte formellement les gestes de l'agression, de la même manière que le fait le jeu qui emprunte les gestes des conflits - mordre, menacer, poursuivre, chasser, etc. - pour en faire autre chose qui a une tout autre valeur. L'agression comme modalité expressive s'apparente alors, comme le font les gestes du jeu que jouent les animaux, au "faire semblant" : les gestes du jeu, comme ceux du territoire abolissent lu matérialité du réel, le subliment, pour "n'en garder qu'une pure forme qui vaut par elle-même", comme l'écrit Souriau. Ce sont, par exemple, ce qu'il appelle des "mimiques", comme lorsque les rituels de menace utilisent, sur le mode du "faire comme si", les gestes de l'agression. (…) Le vainqueur n'est pas le meilleur combattant, mais le meilleur acteur'". L’idée que l'agression qui semble guider le comportement territorial serait "scène jouée", scène dont l'extravagance serait d'ailleurs l'un des plus sûrs indices, a été envisagée par certains chercheurs. On se souviendra de Nice et de son intuition qu'il s'agit de "jeux de rôles" flexibles et échangeables, et qui écrira par ailleurs que, chez les bruants chanteurs, plus le spectacle est impressionnant, moins sérieuse sera la rencontre, le bluff prenant la place de l’action.

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7. Question de méthode

(Contre point, p.107)


“Ce qui m'intéresse à présent, ce sont les territoires. Et c'est l'un des concepts les plus centraux, les plus cruciaux de Mille plateaux et principalement du chapitre XI ("De la ritournelle”) de Deleuze et Guattari. Je l'avais lu au début de ma recherche et, j'avoue, là aussi c'était difficile. Tout cela, d'une part, me semblait trop abstrait, trop déconnecté de ce que je cherchais ou, plus précisément, tout cela ne m'aidait pas à savoir ce que je cherchais.(…) 


Je crois aussi que j'ai un souci quand on dit “les animaux”…


Ce malaise avec Deleuze et Guattari était d'autant plus aigu que Mille plateaux constitue une véritable machine à créer des concepts, que c'est un livre difficile, intimidant sans pourtant relever de ce que Deleuze appelle, parlant de la philosophie, une "entreprise d'intimidation", une entreprise gui vise à bloquer la pensée. 


Au contraire: de part en part justement, ce livre veut faire penser. Et c'est comme cela qu'il me fallait apprendre à le lire, en me laissant guider non par des mots, mais par des gestes, par des rythmes, par des ruptures, par des bégaiements, par des hoquets, par des affects. Sortir de la routine qui guidait ma lecture des articles scientifiques, routine consistant à glaner des informations, à répertorier des faits et des savoirs. J'allais l'oublier, la philosophie n'a pas pour tâche d'informer, mais celle de ralentir, de se désaccorder, d'hésiter. Se désaccorder pour trouver d'autres accords. Faire bifurquer quand cela va trop droit. S'allier à des puissances. Donner aux faits un pouvoir que l'on n'a pas et qu'il faut apprendre à construire avec eux, celui d'effectuer, d'avoir des effets et des effets inattendus. Ce sont des mouvements que je suis en train de décrire ici, et c'est cela qu'il s'agissait d'apprendre avec Deleuze et Guattari. Quitte également à ce que ces mouvements ne leur soient pas fidèles - les comprendre à ma manière en somme (non plus se référer à eux, alors, mais interférer avec eux). Bref, enfin entendre ce qu'ils se sont évertués à nous faire entendre: il ne faut pas interpréter, il faut expérimenter.


Et c’est justement ce qu’ils proposaient en convoquant, dans leur travail, le territoire.

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8. L’effet du "cher ennemi"

Chez les alouettes des champs, l’effet du "cher ennemi" a été particulièrement bien étudié. Selon les ornithologues qui les observent, la familiarité qu'engendre le voisinage permet d'éviter ce que les auteurs appellent des "erreurs de rôle". Le fait de vivre ensemble, et d'avoir eu des expériences de conflits, et de conflits répétés, a progressivement mené chacun des partenaires de ces interactions de voisinage à établir des relations pour lesquelles chacun sait qui est l'autre, ce qu'il peut désirer, la manière dont il se conduit et ce qu'il possède - mais doit-on encore parler de "conflits", ne devrait-on pas plutôt préférer un terme comme "mise à l'épreuve spectaculairement impressionnante"? Une fois ces relations établies, les oiseaux connaissent les rôles de chacun, et n'ont plus besoin de ces mises à l'épreuve pour déterminer la manière dont ils doivent agir et la façon dont les autres se comportent''· Le territoire, dès lors, pourrait bien relever de ce que Strum considérait, parlant de la hiérarchie, comme une structure permettant la prévisibilité des interactions. (p. 171)

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Et pour conclure ces extraits, je reprends les considérations d'Isabelle Despret dans un de ses contrpoints : 

9. Une question de méthodologie qui ouvre de nouvelles perspectives


(Contrepoints, p. 152 et suiv.)

Certes, le territoire n'est pas à proprement parler une institution, mais il pourrait bien remplir un rôle similaire à celui des institutions dans la mesure où il serait une invention qui stabilise certaines dimensions, certaines caractéristiques, qui permet de prévoir et d'anticiper. Voire, de mener à bien quelques projets. En d'autres termes, le territoire, dans des sociétés complexes comme celles des oiseaux, est une invention permettant la simplification de la complexité, prenant en charge la stabilisation d'une partie des éléments de la vie sociale et donnant à ses acteurs la possibilité de prévoir, dans une certaine mesure, la manière dont les autres vont se comporter.

La hiérarchie ne serait pas, comme nombre de scientifiques l'ont affirmé, une caractéristique génétique, mais plutôt un principe de transaction. "L'importance de la structure est intuitivement évidente quand la complexité et les processus sont pris au sérieux. Pour les systèmes biologiques comme pour les sociétés humaines, les structures réduisent l'incertitude, minimisent les dissonances cognitives, construisent des relations sociales et facilitent le échanges sociaux.

Ce que je demande aux oiseaux : de nous ouvrir l'imagination à d'autres façons de penser, de rompre avec certaines routines, de rendre perceptible l'effet de certains types d'attention - qu'est-ce qu'on décide de rendre remarquable dans ce qu'on observe 7 Pour rendre possibles d'autres histoires.

les ornithologues ont très tôt cultivé une approche comparative qui les a rendus attentifs à la pluralité des organisations et l'on constate, dans le domaine, une tension constante entre la volonté d'unifier les faits par une théorie, et la reconnaissance d'une variabilité telle que toute théorie ne pourra jamais être que locale. Enfin, ne sont pas à négliger la formidable exubérance des oiseaux, leur inventivité, leur remarquable capacité à faire sentir l'importance du territoire et la beauté mise au service de cette importance. Cela aussi a dû jouer en faveur d'une certaine attention et d'une certaine imagination. Les chercheurs qui y ont été sensibles ont ainsi créé de l'espace - parfois des interstices, mais ils sont importants - pour des histoires moins déterministes, des histoires qui laissent des marges de manœuvre plus importantes, aux oiseaux comme à ceux qui les observent, des histoires qui déjouent la tentation des modèles.