20 avril 2021

La panthère des neiges, de Sylvain Tesson

La panthère des neiges
Extraits

Je me permet de reprendre et vous partager ici quelques extraits qui m'ont le plus interpellé, dans la perspective des quelques livres que l'ai lu coup sur coup et qui m'ont paru coudre un fil passionnant à suivre, jusqu'au "Habiter en oiseau" d'Isabelle Despret, dont je vous donne aussi quelques extraits sur ce Blog.

La panthère des neige fait écho au livre de Baptiste Morizot : "Sur la piste animale", préfacé par Vinciane Despret : on est toujours sur la même piste, avec aussi un chapitre sur la panthère sur les hauts plateaux du Kirghizistan : "la patience de la panthère", p. 73 à 112.

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Extrait n° 1
p. 40


Munier me parlait de sa première phorographie prise à l'âge de douze ans : un chevreuil dans les Vosges. (…)
- Ce jour-là, j'ai forgé mon destin : voir les bêtes. Les attendre.   

Dès lors, il avait passé plus de temps allongé derrière les souches que sur les bancs de l'école. Son père ne l'avait pas trop forcé. Il n'avait pas eu son bac et gagna sa vie sur les chantiers, jusqu'à ce que ses photographies soient couronnées.  

Les scientifiques le regardaient de haut. Munier considérait la nature en artiste. Il ne valait rien pour les obsédés de la calculette, serviteurs du « règne de la quantité ». J'en avais rencontré quelques-uns de ces calculateurs. Ils baguaient les colibris et éventraient des goélands pour prélever des échantillons de bile. Ils mettaient le réel en équation. Les chiffres s'additionnaient. La poésie? Absente. La connaissance progressait-elle? Pas sûr. La science masquait ses limites derrière l'accumulation des données numériques. L'entreprise de mise en nombre du monde prétendait faire avancer le savoir. C'était prétentieux. 

Munier, lui, rendait ses devoirs à la splendeur et à elle seule. Il célébrait la grâce du loup, l'élégance de la grue, la perfection de l'ours. Ses photos appartenaient à l'art, pas à la mathématique.
Eugène Labiche, à la fin du XIX' siècle, pressentait le ridicule des âges savants: « La statistique, madame, est une science moderne et positive. Elle met en lumière les faits les plus obscurs. Ainsi, dernièrement, grâce à des recherches laborieuses, nous sommes arrivés à connaître le nombre exact des veuves qui ont passé sur le Pont-Neuf pendant le cours de l'année 1860.” (Eugène Labiche, les vivacités du Capitaine Tic)

- Un yack est un seigneur, je me fiche qu'il ait dégluti douze fois ce matin ! répondit Munier. 

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Extrait n° 2
“Habiter le monde en poète”
p. 79 - 80


Munier voulait gagner Zadoï, à l'extrême est du Tibet, dans la haute vallée du Mékong. De là nous rejoindrions les massifs où se terraient des panthères survivantes.  

- Survivantes à quoi ? dis-je.  

- À la propagation de l'homme, dit Marie.  

Définition de l'homme : créature la plus prospère de l'histoirc du vivant. En tant qu'espèce, rien ne le menace : il défriche, bâtit, se répand. Après s'être étendu, il s'entasse. Ses villes montent vers le ciel. “Habiter le monde en poète”, avait écrit un poète allemand au XIXe siècle  (“ ... poétiquement toujours/Sur Terre habite l’homme”. Hôlderlin, in “En bleu adorable”.) C'était un beau projet, un vœu naïf. Il ne s'était pas réalisé. Dans ses tours, l'homme du XXI' siècle habite le monde en copropriétaire. JI a remporté la partie, songe à son avenir, lorgne sur la prochaine planète pour absorber le trop-plein. Bientôt, les “espaces infinis” deviendront sa vidange. Il y avait quelques millénaires, le Dieu de la Genèse (dont les propos avaient été recueillis avant qu'il ne devînt muet) s'était montré précis . “Soyez féconds, multipliez, remplissez la Terre, et l'assujettissez” (1,28). On pouvait raisonnablement penser (sans offenser le genre clérical) que le programme était accompli, la Terre, “assujettie”, et qu'il était temps de donner repos à la matrice utérine. Nous étions huit milliards d'hommes. Il restait quelques milliers de panthères. L'humanité ne jouait plus une partie équitable.

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Extrait n° 3
p. 110

Le premier qui la voyait signalait une bête aux autres. Aussitôt que nous l'apercevions, une paix montait en nous, un saisissement nous électrisait. L'excitation et la plénitude, sentiments contradictoires. Rencontrer un animal est une jouvence. L' œil capte un scintillement. La bête est une clef, elle ouvre une porte. Derrière, l'incommunicable. 

Ces heures de vigie se situaient aux antipodes de mon rythme de voyageur. À Paris, je burinais des passions désordonnées. « Nos vies hâtives », avait dit un poète. Ici, dans le canyon, nous scrutions les paysages sans garantie de moissons. On attendait une ombre, en silence, face au vide. C'était le contraire d'une promesse publicitaire: nous endurions le froid sans certitude d'un résultat. Au « tour, tout de suite» de l'épilepsie moderne, s'opposait le « sans doute rien, jamais » de l'affût. Ce luxe de passer une journée entière à attendre l'improbable! 

Je me jurais, une fois rentré en France, de continuer à pratiquer l'affût. Nul besoin de se trouver à 5 ooo mètres dans !'Himalaya. La grandeur de cet exercice partout praticable était de toujours procurer ce qu'on exigeait de lui. À la fenêtre de sa chambre, sur la terrasse d'un restaurant, dans une forêt ou sur le bord de l'eau, en société ou seul sur un banc, il suffisait d'écarquiller les yeux et d'attendre que quelque chose surgisse. On ne l'aurait jamais noté si l'on ne s'était pas maintenu aux aguets. Et si rien n'arrivait, la qualité du temps passé s'était trouvée accrue par l'attention portée. L'affût était un mode opératoire. Il fallait en faire un style de vie. 

Savoir disparaître relevait de l'art. Munier s'y était entraîné pendant trente ans, mêlant l'annulation de soi à l'oubli du reste. Il avait demandé au temps de lui apporter ce que le voyageur supplie au déplacement de lui fournir : une raison d'être. 

On se tient aux aguets, l'espace ne défile plus. Le temps impose ses nuances, par touches. Une bête vient. C'est l'apparition. Il était utile d'espérer.
 

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Extrait n° 4
p. 145 

Les plus optimistes se félicitaient de la possibilité d'un globe peuplé de quatorze milliards d'hommes. Si la vie se résumait à l'assouvissement des besoins biologique, en vue de la reproduction de l'espèce, la perspective était encourageante : nous pourrions copuler dans des cubes de béton connectés au Wifi en mangeant des insectes. Mais si l'on demandait à notre passage sur la Terre sa part de beauté et si la vie était une partie jouée dans un jardin magique, la disparition des bêtes s'avérait une nouvelle atroce. La pire de toutes. Elle avait été accueillie dans l'indifférence. Le cheminot défend le cheminot. L'homme se préoccupe de l'homme. L'humanisme est un syndicalisme comme un autre.  

La dégradation du monde s'accompagnait d'une espérance frénétique en un avenir meilleur. Plus le réel se dégradait, plus retentissaient les imprécations messianiques. Il y avait un lien proportionnel entre la dévastation du vivant et le double mouvement d'oubli du passé et de supplique à l'avenir. 

« Demain, mieux qu'aujourd'hui», slogan hideux de la modernité. Les hommes politiques promettaient des réformes (“le changement”, jappaient-ils!), les croyants attendaient une vie éternelle, les laborantins de la Silicon Valley nous annonçaient un homme augmenté. En bref, il fallait patienter, les lendemains chanteraient. C'était la même rengaine : “Puisque ce monde est bousillé, ménageons nos issues de secours !”Hommes de science, hommes politiques et hommes de foi se pressaient au portillon des espérances. En revanche, pour conserver ce qui nous avait été remis, il n'y avait pas grand monde. 

 Ici un tribun de barricade appelait à la Révolution et ses troupes déferlaient avec la pioche au poing ; ici un prophète invoquait l'Au-delà et ses ouailles se prosternaient devant la promesse ; ici, un Folamour 2.0 fomentait la mutation posthumaine et ses clients s'entichaient de fétiches technologiques. Ces hommes vivaient sur des oursins. Ils ne supportaient pas leur condition, et de cette outre-vie ils attendaient les bienfaits mais ne connaissaient pas la forme. li est plus difficile de vénérer ce dont on jouit déjà que de rêvasser à décrocher les lunes. 

Les trois instances - foi révolutionnaire, espérance messianique, arraisonnement technologique - cachaient derrière le discours du salut une indifférence profonde au présent. Pire ! elles nous épargnaient de nous conduire noblement, ici et maintenant, nous économisaient de ménager ce qui tenait encore debout. 

Pendant ce temps, fonce des glaces, plastification, mort des bêtes. 

"Fabuler d'un autre monde que le nôtre n'a aucun sens.” (Nietzsche, Crépuscule des Idoles.) J'avais noté cerce fusée de Nietzsche en exergue d'un petit calepin de notes. J'aurais pu la graver à l'entrée de notre grotte. Une devise pour les vallons. 

Nous étions nombreux, dans les grottes et dans les villes, à ne pas désirer un monde augmenté, mais un monde célébré dans son juste partage, patrie de sa seule gloire. Une montagne, un ciel affolé de lumière, des chasses de nuages et un yack sur l'arête: roue était disposé, suffisant. Ce qui ne se voyait pas était susceptible de surgir. Ce qui ne surgissait pas avait su se cacher. (p. 145)

*** 

La grotte dans laquelle je venais de rentrer avec Léo avait été occupée. Le sol était propre, le plafond noirci de suie, un cercle de pierres trahissait un foyer. Les grottes avaient constitué la géographie matricielle de l'humanité dans ses lamentables débuts. Chacune avait abrité des hôtes jusqu'à ce que l'élan néolithique sonne la sortie d'abri. L'homme s'était alors dispersé, avait fertilisé les limons, domestiqué les troupeaux, inventé un Dieu unique et commencé la coupe réglée de la Terre pour parvenir, dix mille ans plus tard, à l'accomplissement de la civilisation : l'embouteillage et l’obésité.

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Extrait n° 5
p. 147

- Vénérer ce qui se tient devant nous. Ne rien attendre. 

Se souvenir beaucoup. Se garder des espérances, fumées au dessus des ruines. Jouir de ce qui s'offre. Chercher les symboles et croire la poésie plus solide que la foi. Se contenter du monde. Lutter pour qu'il demeure. 

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Extrait n° 6
p. 163
 

La patience était la révérence de l'homme à ce qui était donné.
Quel attribut permettait-il de peindre un tableau, de composer une sonate ou un poème ? La patience. Elle procurait toujours sa récompense, pourvoyant dans la même fluctuation le risque de trouver le temps long en même temps que la méthode pour ne pas s'ennuyer.
Attendre était une prière. Quelque chose venait. Er si rien ne venait, c'était que nous n'avions pas su regarder. 

La face cachée 

Le monde était un coffre de bijoux. Les joyaux demeuraient rares, l'homme ayant fait main basse sur le trésor. Parfois, on tenait encore un brillant devant soi. Alors la Terre étincelait d'un éclat. Le cœur battait plus vite, l'esprit s'enrichissait d'une vision.
Les bêtes étaient passionnantes parce que invisibles. Je ne me faisais pas d'illusion : on ne pouvait percer leur mystère. Elles appartenaient aux origines dont la biologie nous avait éloignés. Notre humanité leur avait déclaré une guerre totale. L'éradication était presque finie. Nous n'avions rien à leur dire, elles se retiraient. Nous avions triomphé et bientôt, nous autres humains, nous serions seuls, à nous demander comment nous avions pu faire le ménage aussi vite. 

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Extrait n° 7
p. 164

- Là-haut!  

Une chouette effraie fuyait vers le parc, les ailes frappées par les faisceaux. Même ici, Munier traquait les signaux sauvages. La complicité d'un homme avec le monde animal rend supportable le séjour dans les cimetières urbains.
(…)
Regarder une bête, c'était coller I' œil à un judas magique.
Derrière la porte, les arrière-mondes. Nul verbe pour les traduire, nul pinceau pour les peindre. Tout juste pouvait-on en capter un scintillement. William Blake dans Proverbes de l'enfer : “Ne comprends-tu donc pas que le moindre oiseau qui fend l'air est un immense monde de délices fermé à tes cinq sens?” Si, William! Munier et moi comprenions que nous ne comprenions pas. Cela suffisait à notre joie.

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Possibiité de feuilleter le livre : https://www.club.be/p/la-panthere-des-neiges-9782072822322

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