Felwine Sarr, Thomas Gmür et Benjamin Gaillard
RÉSUMÉ
Dans ce 11e Entretien de la chaire Yves Oltramare Religion et politique dans le monde contemporain, Felwine Sarr, titulaire de la Anne-Marie Bryan Chair in French and Francophone Studies à l’Université Duke, revient sur son ambition de repenser l'économie. Il explore les voies susceptibles de lui donner un ancrage éthique. Il s'arrête notamment sur les manières africaines d'être-au-monde comme épistémologies critiques. Il plaide en même temps en faveur d’une ouverture confiante et d’un dialogue entre les sociétés. Avec Benjamin Gaillard-Garrido (assistant de recherche en histoire internationale à l’Université de Lausanne) et Thomas Gmür (doctorant en sciences politiques à l’Institut de hautes études internationales et du développement). La direction scientifique des Entretiens et leur réalisation sont assurées par Nina Khamsy, Sophie Schrago et Thomas Gmür, en partenariat avec le professeur Jean-François Bayart, titulaire de la Chaire.
Lien : https://www.youtube.com/watch?v=hwhfqv_bhnU
https://books.openedition.org/iheid/8532?lang=fr
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EXTRAITS
(...)
Souvent, des révolutions sont avortées, des tentatives d’émancipation n’arrivent pas au bout, mais elles informent d’autres chantiers d’émancipation. Et ces chantiers d’émancipation peuvent être repris, réinvestis et, finalement, ils adviennent dans le temps réel. Lorsque j’ai lu l’histoire du FPR [Front patriotique rwandais] – parce que ça m’intéressait de savoir comment c’était fondé, comment est-ce qu’ils avaient arrêté le génocide des Tutsis du Rwanda – je me suis rendu compte que dans les années 1972-73, il y avait déjà un embryon du FPR qui avait tenté d’arrêter les massacres, les pogroms. Il n’avait pas réussi. Les gens de l’époque n’avaient pas réussi, et la génération des années 1990 a tenté de reprendre ce combat en apprenant de leurs erreurs, à réinvestir les luttes qui n’avaient pas abouti, qui avaient échoué, et s’est réellement interrogée sur les raisons de l’échec de la première tentative. Dans leurs gestes, pour ne pas échouer, ils étaient gros de cette histoire-là qui n’était pas advenue, mais qui restait une potentialité. Il y a beaucoup de révolutions et de mouvements révolutionnaires qui se construisent sur des tentatives avortées de l’histoire. Ce n’est pas parce qu’elles sont avortées qu’elles ne sont pas grosses de potentialités, qu’on ne peut pas les ré-arpenter, les réinvestir.
(...) Lorsqu’on envisage réellement l’espace imaginaire, on change son comportement au présent pour faire advenir ce réel-là dans le temps de l’histoire. Et cette conversion-là fait advenir l’histoire. Du coup, il y a une sorte de continuité entre le travail dans l’imaginaire et l’action qui va elle-même changer le cours des choses. Les deux sont liés. Il ne s’agit pas juste d’un rêve inutile et fade, mais vraiment d’une mise en action, qui démarre dans les lieux qui sont les lieux qui l’envisagent comme réalité qui peut advenir. À partir de là, lorsque la conversion se fait, l’histoire est à nouveau en marche.
• Benjamin Gaillard : Dans votre entretien avec Gaël Giraud, qui a été publié ensuite par Les Liens qui Libèrent, vous mentionnez le fait que de nombreuses cultures africaines ont une ontologie relationnelle de telle sorte que les identités ne sont pas figées mais, comme vous le dites, sont métamorphiques. Quelles sont, selon vous, quelques-uns des apports ou des potentialités que ces manières d’être au monde peuvent amener ou créer ?
Felwine Sarr : Ils sont importants. En fait, dans beaucoup de sociétés africaines, sans les essentialiser, on retrouve des dispositifs d’intégration de la différence et de retissage du lien social.
On crée des liens qui évitent de transgresser un certain niveau de qualité relationnelle.
Si vous êtes un Diola et un Serer, vous ne devez pas entrer en conflit, mais vous avez le droit de vous moquer les uns les autres et de désamorcer la charge potentiellement agressive de la relation, même si vous ne vous connaissez pas. Il suffit que l’on vous identifie pour que la relation soit établie sur un mode non conflictuel. Il y a énormément de ressources de ce genre qui font que les gens ont vécu dans des grands ensembles, ont circulé, se sont embrassés.
Bien évidemment, ce sont des sociétés qui ont leurs tensions et leurs conflits. Mais globalement, elles savent intégrer la différence. Il y a des pays africains qui ont 40 % d’étrangers. Au Gabon, la population immigrée atteint 40 %. Au Mali, les Burkinabés sont nombreux, etc. J’ai vu dans un classement des pays les plus hospitaliers du monde que les pays africains occupent les dix premiers rangs. Je me suis dit : « Tiens, en face, là, de l’autre côté de la Méditerranée, il y a des choses à apprendre ici. Il y a des choses à apprendre sur la capacité d’accueillir l’autre, sans angélisme. » Bien évidemment, la rencontre est toujours complexe et il y a énormément de ressources que ces sociétés ont forgées dans le temps long pour tisser, retisser le lien social, l’ouvrir, intégrer autrui, etc., et être du coup en mesure de créer des espaces d’identités fluides, métamorphiques.
Ce ne sont même pas simplement des identités avec les autres groupes humains. C’est ce qu’on appelle l’écologie, le rapport avec le vivant, avec l’animalité. On connaît le totémisme, mais au-delà de ça on trouve des affinités entre les communautés d’existants, qui se fondent sur le mode de la négociation, sur le mode de la discussion, etc. La déliaison écologique, sociale et politique est quand même l’un de nos défis. Si l’on souhaite être indépendant ou souverain, c’est qu’on a en tête la modalité négative de la dépendance, celle de l’exploitation. Il y a des modalités, je dirais, fécondes, de la dépendance. Il y a des liens qui nourrissent. Dans tous les espaces où j’ai circulé, il y a une profonde richesse, une profonde mémoire des sociétés qui ont produit des dispositifs de construction du lien. Le plus connu est je pense l’ubuntu, avec Nelson Mandela, Desmond Tutu, l’Afrique du Sud, les Commissions de la vérité et de la réconciliation. Puis il y a eu un travail de réinvestissement philosophique de la notion par des chercheurs réfléchissant à comment établir une société plus ou moins harmonieuse, pour dire que l’ubuntu elle allait au-delà du lien entre l’individu et la communauté.
On retrouve cette notion en Afrique de l’Ouest sous le nom de teranga au Sénégal ; au Niger, au Mali, en Guinée, sous le concept de la moyale, la mogoya. Dans toute cette région, il y a une pluralité de notions et de concepts qui veulent dire ça et qui servent à fonder le groupe ou à guider la marche du groupe.
• Thomas Gmür : Selon vous, quel est le principal obstacle à la réalisation ou à la mise en place de pratiques qui puiseraient dans ces traditions ?
Felwine Sarr : Le politique sur le continent, qui n’est pas l’émanation d’une histoire culturelle et sociale endogène mais une greffe qui a du mal à prendre. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut rester autarcique et ne pas s’ouvrir au monde, mais on ne peut pas fonder une histoire qui se fonde sur une amnésie institutionnelle et politique qui fait comme si les groupes n’ont pas appris à se gouverner eux-mêmes, comme s’ils n’ont pas produit des dispositifs de leur propre gouvernementalité, comme si avant l’arrivée de l’autre, ils ne savaient pas vivre ensemble. Il y a du coup tout un travail à faire de créativité institutionnelle pour – en intégrant ce qui est intéressant et qui vient d’ailleurs – se fonder sur les ressources qui ont fonctionné sur la longue durée, qui ont prouvé leur efficacité par une stratégie d’expérimentation « essai-erreur » et qui ont fondé la stabilité de ces communautés-là sur le temps long. On ne peut pas faire fi de ces ressources-là.
Or là, on décide de dispositifs institutionnels qui, au mieux, les ignorent et qui font que fondamentalement, les sociétés sont dans une forme de schizophrénie. On va vers les institutions officielles lorsqu’on a besoin d’un passeport, d’un extrait de naissance ou de choses de ce genre, mais quand il y a un conflit, on va là où les choses s’instituent, où la parole opère. Ça peut être des chefs traditionnels ou religieux. On va là où l’autorité réelle existe.
Du coup, on est dans une pluralité de rapports à des institutions qui n’arrivent pas pour l’instant à s’articuler dans un tout qui est convergent. Et je pense que là-bas, on a un vrai travail de créativité institutionnelle à faire en se fondant sur une archive qui est féconde. Regardez dans l’archive : qu’est-ce qui est utile à la formation du lien d’aujourd’hui ? Et regardez comment est-ce qu’on intègre ce qui vient d’ailleurs de manière intelligente, dans une sorte d’assimilation créative ou créatrice. Je pense que ça, c’est un défi interne au continent : se réinventer en se fondant aussi sur ses ressources culturelles et en opérant de nouvelles synthèses qui ne se fondent pas sur un déni de sa propre histoire.
• Benjamin Gaillard : Donc, ce que vous attendez, c’est une sorte d’éclosion politique de ces histoires-là ?
Felwine Sarr : Absolument. Mais si on élargit le politique à toutes les formes de gouvernement et de société, elles existent déjà dans le temps, dans la réalité – sauf qu’elles ne sont pas reconnues d’un point de vue institutionnel. L’Assemblée nationale ne représente pas les gens. Nos parlements, fondamentalement, ne représentent pas réellement les sociétés. Mais je pense que c’est une crise de la démocratie globale et de la représentativité qu’on peut voir ailleurs.
Toutes les épithètes autour de la démocratie « inclusive », « participative » veulent bien dire que l’on s’est éloigné de l’idéal démocratique et que l’on cherche à le retrouver. Alors, dans les régions qui ont été considérées comme en retard sur la marche du monde, comme devant rattraper le temps de la modernité, de la démocratie ou du développement, et dans les régions où ont été plaqués des dispositifs institutionnels n’ayant pas émané de leur longue histoire, la question est beaucoup plus délicate parce qu’il a un double défi : le défi de se réinventer, d’une part, et le défi d’éviter les écueils de formes d’organisation qui sont nées ailleurs, dans des lieux où elles sont en train d’épuiser leur capacité opératoire, et que l’on vous propose comme étant la solution à vos problématiques. Mais ces lieux sont peut-être aussi des laboratoires pour réinventer ces formes, à condition qu’on réussisse à les articuler différemment. Donc ces formes peuvent être innervées différemment, si on assume la créativité et la synthèse.
• Benjamin Gaillard : En essayant de repenser ou, dans ce cas, de réformer l’économie en y apportant justement des notions issues de modalités relationnelles dans le vivant, est-ce que vous n’y voyez pas un risque de faire le jeu du capital ? Ou alors, comme le dit votre collègue Gaël Giraud, de prêter le flanc à la récupération par la logique marchande ? (...)
Ce risque est-il le même pour votre projet ? Et, si oui, que proposez-vous pour l’éviter ou du moins pour mieux le connaître, mieux l’identifier ?
Felwine Sarr : Je pense qu’il y a toujours un risque d’anthropophagie du capitalisme, qui cherche toujours à se nourrir de tous les éléments qui peuvent le contester pour durer dans le temps. Le commerce équitable, tout un tas de notions de ce genre ont été reprises par la logique néolibérale et capitaliste. Elles sont là pour renforcer le système ; une défense de ce système, c’est d’être capable de se nourrir de sa critique et, surtout, d’être vraiment anthropophage et de tenter de phagocyter tout ce qu’il y a de neuf, etc.
Enfin, je pense que la grande erreur serait de vouloir établir des concepts à une échelle globale. Ce système est un système que j’appellerais à très basse fréquence, parce qu’il veut homogénéiser les modes de rapport au monde. Ce que je crois, c’est qu’il faut une pluralité d’économicités. Il faut faire cohabiter plusieurs mondes économiques. Les économicités n’ont pas attendu l’économie néolibérale.
(...)
Avant que l’économie ne soit une discipline enseignée à l’université et qu’elle soit théorisée, qu’elle soit scientifique, il y a une pratique économique, une sagesse économique et un savoir économique pluriel et différencié que l’on appelle des économicités. Le problème actuel, c’est que ces économicités-là, qui sont soutenables dans des environnements donnés, tendent à être phagocytées par un système qui veut, à chaque fois qu’il arrive quelque part, imposer ses logiques.
Vous allez en Colombie du Nord. Il y a des communautés africaines qui sont là, qui ont réussi à établir un rapport harmonieux avec la mangrove, le territoire, l’espace agricole, les ressources, et ça fonctionne depuis des siècles. Une industrie extractive va arriver, qui va bouleverser les rapports sociaux et qui va vouloir totalement phagocyter. C’est contre ça qu’il faut lutter. La question est : Comment est -on en mesure de produire des cultures de haute fréquence, qui cohabitent intelligemment et qui n’ont pas la tentation de se phagocyter les unes des autres ou de prétendre être la réponse qu’il faut apporter au monstre, ou bien à l’hydre à plusieurs têtes qu’est le capitalisme ? Ça sera la grande question. Comment crée-t-on des mondes, ou un monde, dans lequel on accepte la pluralité des mondes, la pluralité des aventures historiques, la pluralité des formes d’économicités ? Comment ces mondes peuvent-ils cohabiter, des fois s’interféconder, mais fondamentalement cohabiter sans désirer se phagocyter les uns des autres ?
https://books.openedition.org/iheid/8532?lang=fr
Voir aussi Afrotopia de Felwine Sarr, édition Philippe Rey, 160 pages, 15 euros.
Une présentation de Gladys Marivat (Collaboratrice du « Monde des livres »)
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/03/29/l-utopie-africaine-selon-felwine-sarr_4891657_3212.html
Et mes articles Felwin Sarr sur LARCENCIEL. : https://larcenciel.be/spip.php?article1368 et https://larcenciel.be/spip.php?article1369
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