19 juin 2022

Avec le conflit Russie-Ukraine, le renouveau des non alignés ?

Extraits d'un article de 

"The Conversation"
Academic rigour, journalistic flair

Published : 15 juin 2022
Author : Jean-Luc Maurer 


Professeur honoraire en études du développement, affilié au Albert Hirschman Center on Democracy, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)

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La guerre que la Russie a déclenchée le 24 février contre l’Ukraine vient de franchir le cap des trois mois et ne semble pas près de finir. Or, malgré l’unanimité des pays du bloc occidental, membres de l’UE ou de l’OTAN, et des alliés traditionnels des États-Unis en Asie orientale ou en Océanie pour condamner cette brutale invasion et les crimes de guerre et contre l’humanité auxquels elle a déjà donné lieu, la communauté internationale reste très divisée quant à la position à adopter sur cette affaire. 

En effet, de nombreuses nations membres de l’ONU, appartenant en majorité au groupe historique dit des 77 créé en 1964 pour promouvoir le développement des pays dits « du Sud », restent dubitatives, hésitent à condamner la Russie et préfèrent camper sur une neutralité au premier abord troublante et difficile à comprendre.


Un clivage Nord-Sud dans la condamnation de la Russie

 
(...) Depuis le vote, le 7 avril, d’une seconde résolution de AG de l’ONU proposant d’exclure la Russie de Conseil des droits de l’homme, ce nouveau clivage Nord-Sud ne s’est pas démenti : les pays qui refusent de condamner fermement la Russie représentent donc les deux tiers de l’humanité. Plusieurs raisons complémentaires permettent d’expliquer et de comprendre cette situation.
 

Le souvenir de la guerre froide


Tout d’abord, pour beaucoup de pays du Sud, le conflit entre la Russie et l’Ukraine est confus et relève des séquelles de l’implosion de l’URSS. Ils ne sont pas loin de considérer qu’il s’agit là d’une affaire interne à la « grande Russie » dans laquelle ils ne veulent pas prendre parti au nom d’un principe de non-ingérence, en l’occurrence interprété de manière très discutable.


Ensuite, les objectifs de l’Occident, des États-Unis et de l’OTAN leur semblent à juste titre suspects. (...) 


Or nombreux sont les pays du Sud qui ont fait les frais de la guerre froide et des guerres chaudes qu’ont menées sur leur territoire les deux puissances dominantes de l’époque. Il serait fastidieux d’énumérer ici tous les conflits sanglants de cette nature qui ont émaillé l’histoire de la seconde partie du XXe siècle, de la capitulation de l’Allemagne nazie en mai 1945 jusqu’à la chute du mur de Berlin en novembre 1989. On ne peut toutefois pas passer sous silence la guerre de Corée de 1950 à 1953, les interventions armées des États-Unis dans leur pré carré latino-américain au Guatemala en 1954 et 1960, à Cuba en 1959-1960, au Salvador et au Nicaragua en 1980, en Grenade en 1983 et à Panama en 1989 et surtout la guerre du Vietnam élargie au Cambodge et au Laos de 1961 à 1975.
Et tout cela sans compter les innombrables coups d’État militaires sanglants organisés avec le soutien de la CIA américaine et ses alliés aux quatre coins de la planète, du Brésil et du Congo en 1964 à l’Indonésie en 1965 et au Chili en 1973.


Il est vrai que l’URSS s’est comportée de manière guère moins brutale pour supprimer les velléités démocratiques au sein du bloc socialiste, de Budapest en 1956 à Prague en 1968, sans même parler de la guerre d’Afghanistan (1979-1988).


Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : de très nombreux pays du Sud ont payé le prix fort de la guerre froide et ne veulent pas se retrouver une nouvelle fois coincés entre le marteau et l’enclume.

Deux poids, deux mesures ?

 
En outre, le comportement plus récent de l’Occident sur la scène internationale ne le place pas en bonne position pour condamner les pays qui violent la souveraineté d’autres nations et leur donner des leçons de morale.
En effet, la croisade planétaire visant à imposer la démocratie dans le monde par la force armée, lancée par George W. Bush et son entourage néo-conservateur à la suite des attentats du 11 Septembre, et qui a abouti à l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan, a largement délégitimé, dans de nombreux pays du monde, toute prétention occidentale à l’exemplarité.


L’intervention conduite par les Américains et leurs alliés serviles en Irak, au premier rang desquels le Royaume-Uni, s’est accompagnée de crimes de guerre et contre l’humanité ainsi que de graves atteintes aux droits de l’homme et à la dignité humaine dans les centres de détention d’Abu Ghraib et de Guantanamo, où la torture a été systématique. S’y ajoutent l’action de la France et de l’OTAN en Libye (2011) qui a notamment donné lieu à l’assassinat sordide de Khadafi et, bien entendu, le soutien constant de Washington à Israël dans le conflit israélo-palestinien, matérialisé notamment par les nombreux vétos que les États-Unis ont opposés aux résolution de l’ONU condamnant la partie israélienne.


Les pays du Sud qui, aujourd’hui, s’abstiennent de condamner la Russie pour son invasion de l’Ukraine ont tout cela à l’esprit et l’on peut donc comprendre que bon nombre d’entre eux soient sceptiques devant les appels des États-Unis et de l’Occident à rejoindre leur croisade contre Moscou face à un conflit complexe dont ils ne comprennent pas tous les enjeux et qui ne leur semble pas pire que ceux d’Irak, de Libye ou d’ailleurs. Il faut aussi dire que plusieurs d’entre eux sont des clients fidèles de Moscou qui leur vend des armes et équipe ou forme leurs forces armées à des conditions favorables.


Mais, de fait, ces pays défendent surtout leurs propres intérêts légitimes et sont principalement préoccupés par la crise économique planétaire résultant de ce conflit et le blocage des exportations de céréales et d’engrais chimiques d’Ukraine et de Russie qui les menacent de famine (…). 


Un modèle occidental discutable hier comme aujourd’hui


Dans une perspective historique plus longue, il ne faut pas sous-estimer non plus le fait que de nombreux pays du Sud, principalement en Afrique, n’ont toujours pas digéré les avanies de l’esclavage, de la colonisation et des politiques néocoloniales qui lui ont emboîté le pas. Ils ont aussi le souvenir qu’à l’époque de la lutte anticoloniale et du début des indépendances, l’URSS a été pratiquement le seul pays à les soutenir.


(...) En dépit de tout ce qu’elle peut faire en Ukraine, la Russie d’aujourd’hui tire toujours avantage de cette réputation de solidarité passée avec ce qu’on appelait le Tiers Monde, comme une sorte de rente historique.


Enfin, pour en revenir à une dimension éminemment contemporaine, de nombreux États du Sud restent dubitatifs face à la volonté proclamée par Joe Biden d’incarner le camp de la démocratie sur la scène internationale.(...) 


Plus divisés que jamais, les États-Unis donnent plutôt l’image d’un pays au bord de la guerre civile et sur le déclin, inefficace, violent, raciste et injuste, notamment vis-à-vis de sa minorité afro-américaine.
À l’inverse,(...) la République populaire de Chine de Xi Jinping, représente le contre-modèle d’un pays en plein essor qui a réussi en quelques décennies à sortir des centaines de millions de personnes de la pauvreté(...) 


Il n’est donc pas surprenant qu’une proportion importante de la population de nombreux pays du Sud et même du Nord en soit arrivée à penser qu’un régime autoritaire est plus efficace pour gouverner qu’un système « démocratique » – concept qui a souvent été détourné par les oligarchies locales à leur profit, est souvent synonyme de corruption et n’a pas tenu ses promesses de justice et de liberté. Cela explique en bonne partie que la démocratie soit remise en question un peu partout aux quatre coins de la planète et que l’autoritarisme ait le vent en poupe.


Enfin, il ne faut pas négliger le fait que la majorité des populations de nombreux pays du Sud est rétive au libéralisme sociétal prôné par l’Occident, jugé décadent, a-religieux et trop favorable aux droits des femmes et des minorités LGBT+, alors que la Russie s’est forgé l’image du modèle opposé qui défend les « valeurs traditionnelles ». Or Moscou en joue beaucoup avec habileté et succès dans son discours à leur égard.
(...)

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