14 octobre 2022

Les ateliers d'auto-description du territoire de Bruno LATOUR


Alors qu'on est entré dans un « nouveau régime climatique», Bruno Latour réunit des citoyens désireux de redéfinir leur territoire, dans des ateliers ou chacun apprend à écouter l’autre. Pionnier de la sociologie des sciences, il estime vivre un moment exceptionnel d'invention et de créativité, et juge urgent de revoir en profondeur notre façon d’aborder les défis de l'époque.




Je reprends ici une partie tout à fait passionnante d’un article paru dans Zadik, où il décrit le processus original de ces ateliers de description du territoire.


ZADIG : Revenons aux ateliers de description du territoire que vous évoquiez. Pourriez-vous nous expliquer en quoi ils consistent et pourquoi vous vous êtes lancé dans cette entreprise ? 



B.L.: Je suis un philosophe de terrain. Quand j'ai écrit Où atterrir ? des gens m'ont appelé en me disant:« C'est très bien, mais on fait quoi?» Alors j'ai dirigé avec ma femme Chantal et ma fille Chloé, mais aussi avec des architectes et d'anciens élèves, une « recherche-action » financée par le ministère de l'Environnement pour tester l'idée de cahiers de doléances (11).

 
En me penchant sur les cahiers de doléances de 1789, j'avais été très frappé - ce qui n'est pas souvent souligné - du fait qu'ils commencent toujours par une description de la paroisse, du terroir ou encore de la corporation, et n'en viennent qu'ensuite à l'énoncé des doléances. Ces descriptions collectives étaient évidemment consignées par des gens qui savaient écrire. Ceux-ci recueillaient les différentes indignations de la paroisse ou de leur corporation, mais les cahiers étaient signés unanimement. Je me suis dit:« Tiens, je vais essayer.» 


Je suis donc allé voir mon voisin dans l'Allier, près de Moulins, où je loue une petite maison. Et je me suis aperçu avec grand intérêt que, s'il avait au départ pour ennemis les écologistes, les choses évoluaient tout à fait différemment après quelques heures de discussion, et à la fin, il n'était plus leur ennemi! Il avait resélectionné ses ennemis, en quelque sorte. Quoi qu'il en soit, nous nous sommes retrouvés, au bout du compte, dans ce village de l'Allier, avec un cahier de doléances différent par famille, et même par personne ... 


ZADIG : Pour quelles raisons n'avez-vous pas retrouvé l'unanimité de 1789, selon vous ? 


B.L.: Parce qu'il n'y a plus aucune espèce de cohésion, parce que les villages ont été complètement mondialisés, avec la présence de néoruraux, de retraités ... Faire des cahiers de doléances unanimes était impossible. Donc, après cette expérience, pour faire en quelque sorte un test, nous avons trouvé, grâce à mon épouse, un premier lieu, à Saint-Junien, dans la Haute-Vienne, puis un deuxième à La Châtre, dans l'Indre. Nous avons réuni un groupe témoin de personnes qu'elle connaissait afin d'essayer, pendant un an et demi, malgré le Covid, de pratiquer ce que j'appelle des« autodescriptions du territoire». 


ZADIG : Suivant quels principes avez-vous organisé ces ateliers, et dans quel but ? 


B.L.: L'idée n'était pas de discuter. Il fallait s'extraire de la situation actuelle. Nous avons donc dit:« On ne discutera pas, on décrira; et ce n'est pas nous qui allons vous décrire, c'est vous qui le ferez. On prendra le temps qu'il faudra.» Et nous avons accompagné cette pratique d'autodescription, car les gens étaient très tenus dans ces ateliers. Certains sont repartis furieux en disant:« Mais, moi, je suis venu pour discuter, j'ai des tas d'idées», etc

. Pourtant, on leur avait bien expliqué:« Vos idées ne nous intéressent pas, on ne veut pas vos opinions. Décrivez le territoire où vous êtes, en répondant à trois questions très simples: qui sont ceux dont vous dépendez? Qu'est-ce qui est menacé? Que faites-vous pour le défendre?» 


En situation de crise écologique, il s'avère en effet très difficile pour les gens de savoir où ils se situent. Or, si l'on ne sait pas où on se trouve, il est extrêmement complexe de préciser quels sont ses intérêts, ses amis et ses ennemis (pour le dire simplement), et d'exprimer des doléances. La particularité de notre dispositif, assez étrange, c'est que nous avons entièrement filmé nos échanges avant de rédiger un énorme rapport de 400 pages. 


ZADIG : Vous avez recouru, en outre, à des formes d'intervention artistique ... 


B.L.: Pour arriver à renouveler la question territoriale, nous avons pratiqué en effet, avec un compositeur et une metteuse en scène, des opérations d'expression corporelle, qui sont devenues indispensables du fait de la perte du politique.Je suis depuis des années préoccupé par la disparition du politique. S'il n'est pas entretenu, celui-ci peut disparaître, comme le religieux a disparu. Alors, pour parvenir à reconstituer toutes ses capacités de parole, il faut écouter, laisser les gens s'exprimer. Nous avons donc inventé toute une série de dispositifs. Les témoins de cette expérience ont été très aimables. Ils nous ont supportés pendant un an et demi et ont été transformés par cette expérience de ne pas avoir à discuter. 


ZADIG : Comment vous sont apparus les participants à ces travaux ? 


B.L. : L'État n'est plus du tout capable de répondre aux demandes. Celles-ci s'adressent à un être tellement abstrait qu'on n'arrive à rien. D'où le profond découragement qu'on a pu voir au moment des Gilets jaunes. Tout mon projet a été autorisé, si j'ose dire, permis par les Gilets jaunes. C'est à ce moment-là que la secrétaire d'État auprès du ministre de la Transition écologique, Brune Poirson, m'a appelé et m'a dit: « j'ai lu Où atterrir?, pouvez-vous faire quelque chose pour moi?» Sans elle, on n'aurait jamais eu l'argent pour faire ces ateliers. 


ZADIG : Voilà donc une responsable politique qui voulait vraiment comprendre ce qui se passait ... 


B.L.: Oui, elle me disait : « Nous sommes complètement hors-sol au ministère.» Cela l'intéressait aussi, de comparer avec l'expérience de la conférence citoyenne sur le climat (12), un autre dispositif grâce auquel l'État soumettait des questions à des gens représentatifs. Alors que nous, ce n'était pas cela du tout: nous travaillions avec trente ou quarante personnes dans deux endroits sur un sujet que ceux-ci considéraient comme vital. Avoir un sujet de préoccupation vital, c'est ça, avoir un territoire. 


ZADIG : À l'issue de toutes ces séances, quelles leçons en avez-vous tirées pour construire une action? 



B.L.: D'abord, on mesure l'énorme difficulté qu'il y a de pouvoir s'exprimer à nouveau politiquement. Ensuite, avoir l'occasion de parler avec les gens qui ne sont pas d'accord avec vous nécessite un temps extraordinaire. li faut bien se rendre compte que dans une petite ville industrielle comme Saint-Junien, où la ganterie est restée une tradition, on n'est pas isolé. Ce n'est pas du tout un bourg abandonné. Seulement, chaque fois, retrouver le politique demande du temps. Et paradoxalement, pour cela même, il faut contrecarrer la discussion politique, car cette forme d'expression est maintenant en fin de course. Si on n’y prend pas garde, on se retrouve dans une espèce d'indignation, avec des injures ou des demandes qui sont adressées à un État qui n'est pas réel. Et on n'aboutit à rien.
« Il faut absolument arriver à "reterritorialiser" nos analyses, à les faire “atterrir"» 


ZADIG: Que vous ont appris les problèmes concrets qui sont remontés? 


B.L. : Vous avez une dame qui se trouve dans la désolation. Ce qui la préoccupe - le « caillou dans la chaussure» dont parle John Dewey (13)? Les coupes rases dans sa région. On part de là et on aide la personne à mener sa propre enquête: pourquoi la forêt? Pourquoi les coupes rases? Qui les fait? Quels sont les labels qui permettraient d'offrir une protection? Pourquoi ne sont-ils pas utilisés? Les gens ont enquêté ... Pas toujours de façon très approfondie mais, du moins, certaines recherches ont remonté les chaînes de dépendance qui constituent le territoire. Il était alors intéressant de voir qu'il n'y avait plus de « local », pas plus que de « global » : il n’y avait que des réseaux concrets de connexion. Mais dès qu'on saute au niveau des généralités, qui est celui de la discussion politique ordinaire - par exemple telle qu'elle est répandue sur les réseaux sociaux - on adresse des doléances à un pouvoir qui n'a rien de réel. Il faut donc absolument arriver à « reterritorialiser » nos analyses, à les faire « atterrir». 


En un sens, cette expérience nous a prouvé que le projet de notre livre était réalisable. Maintenant, des participants à l'atelier ont repris l'idée, et on mène une autre expérience avec les nouveaux arrivants à Bordeaux. Mais le principe reste le même. Bordeaux est cette fois une grande ville. Ses habitants, qui sont dotés d'un capital culturel plus important, ses élus, tous ont été bouleversés par l'expérience. Ce n'est pas du tout ce qu'ils attendaient d'une discussion politique. Du coup, ils ont retrouvé des capacités d'expression qui s'étaient perdues dans le brouhaha, sur fond de désespoir et d"indifférence molle. 


ZADIG : Avez-vous des exemples de problèmes concrets qui sont ainsi remontés? 


B.L.: À Saint-Junien, beaucoup de temps a été consacré à la question de la viande, parce qu'évidemment le Limousin est une région de viande, qui vit essentiellement de l'élevage des vaches; or, un certain nombre de participants étaient végétariens ou essayaient de l'être. Nous avions un couple d'éleveurs absolument formidables, qui nous a beaucoup appris et à qui nous avons pas mal appris aussi. Ils étaient à la FNSEA. mais, en parvenant à admettre l'existence des végétariens, ils ont complètement modifié leur ferme. On a beaucoup travaillé cette question parce que, justement, il y avait derrière toute cette affaire de la refonte de la PAC. La question se posait de façon très simple quand l'agriculteur faisait sa description devant le petit jeune végétarien ... 


ZADIG : Vous les aviez donc réunis? 


B.L.: C'est ça, l'idée. Tout est collectif, du début à la fin. On n'a pas le droit de discuter les uns avec les autres; en revanche, on écoute l'éleveur décrire son monde en ennemi des écologistes, puis le petit jeune décrire son propre monde ... Nous avons inventé un dispositif un peu théâtral, une boussole, sur laquelle chacun se place (14). On ne cherche pas de réconciliation, mais le déploiement devant le groupe d'un monde contradictoire. 


ZADIG: S'écoutent-ils vraiment les uns les autres? 


B.L. : On se décrit. on s'écoute soi-même d'abord ! Et les lignes de fracture ont ainsi changé. On s'aperçoit qu'au-delà de la question des écologistes ou des végétariens, c'est l'avenir du Limousin qui se pose s'il n'y a plus que des friches et que les vaches disparaissent ... Cela a pris un an et demi. Il y a eu un essaimage à Ris-Orangis, un autre à Sevran ... Nous ne sommes pas arrivés à des doléances communes, comme je le pensais au début - pour cela, il faudrait des groupes homogènes : les éleveurs du Limousin, ou ceux de Saint-Junien, etc. En revanche, ce que chacun d'eux a fait, c'est creuser ses propres doléances. C'est très intéressant. Par exemple, un éleveur du Jura a commencé à décrire tous les jobs qui pourraient exister par chez lui. On a alors vu que de nombreux métiers seraient possibles dans ces campagnes, à condition d'adopter un autre mode de vie. Et il s'agissait de métiers nouveaux, et non d'un retour aux métiers anciens.
Chacun des participants poursuit donc maintenant sa propre enquête. Nous les suivons parce que nous sommes devenus très amis avec, ils nous ont beaucoup appris. Ce n'est pas encore très abouti, mais nous avons quand même validé un certain nombre d'hypothèses. Quand nous avons essayé d'organiser des ateliers avec les administrateurs des territoires, nous nous sommes aperçus qu'ils étaient pas mal perdus, eux aussi.


ZADIG : .A qui pensez-vous exactement et pourquoi dites-vous qu'ils sont perdus ? 

image Serge Bloch,  auteur-illustrateur, ZADIK le mag 


B.L :Je pense aux services délocalisés de l'Etat. lis ne voient plus les habitants. n'en ont plus le temps et même plus le droit parce qu'ils sont juste en contact avec les communautés de communes. Ils sont en plus dans une situation de détresse très profonde.Je n'imaginais pas me retrouver dans une campagne où les services de l'État chargés de ces questions ne sont plus présents. Il est vrai que c'est compliqué maintenant: les territoires sont tellement dispersés, les géographes le montrent depuis longtemps ... Mais qu'un petit village ne puisse pas imaginer une simple réunion pour que s'expriment les doléances communes, c'est quand même très troublant.


 

ZADIG : Pensez-vous que les politiques qui ont pris connaissance de tout ce travail vont essayer d’agir, justement ? 


B.L: Non. parce que ce n'est pas “actionnable”: on ne peut rien en tirer du point de vue pratique, ce n'est pas le but d’ailleurs. Curieusement. ce qui a retenu leur attention, c'était précisément qu'on leur offrait non pas une étude sur un territoire. mais des gens qui se posaient leurs propres questions. Cela les a beaucoup intéressés - pas tellement les politiques, mais du moins les administrateurs. L’autre chose qui leur a plu. ce sont les activités artistiques. Alors qu'au début, quand on a proposé ce projet, l'idée que soient présents un compositeur et des « thèâtreux » leur paraissait étrange, ils ont finalement trouvé cela passionnant. 


“Quelles frontières pour un État moderne capable d'aborder la question écologique ?” 


ZADIG : vous disiez tout à l'heure qu’un territoire n'existe pas en tant que tel; mais à travers un réseau de dépendances. Pour agir dans le domaine de l'écologie. pour le climat, la France, en tant qu'entité, peut-elle quelque chose ou est-elle trop dépendante d'éléments extérieurs ?


B.L :Je ne suis pas vraiment politiste. Quelles frontières pour un Etat moderne capable d'aborder la question écologique? C'est une immense interrogation. L'expérience européenne est parmi les plus intéressantes qui soient. L'Europe, par se taille et par l'intrication des questions qui y sont traitées, peut être une réponse. Mais quelle serait la logique administrative qui permettrait de suivre la variation d'échelle des sujets de controverse ? Ce n'est pas une question simple. Si vous prenez l'histoire des néonicotinoïdes dans le traitement de la betterave (15), vous allez être confronté à des problèmes qui se situent à des échelles très différentes, parfois d'ailleurs au niveau de Bruxelles .. On est donc à la recherche d'une autre définition du territoire. qui abandonne l'opposition “local-global” et la remplace par une attention aux connexions, aux opérations d'attachement et de dépendance. Est-ce que ça modifie la carte administrative de la France? Oui. évidemment puisqu'elle date de la Révolution française pour le département puis de la modernisation de l'après-guerre. Or, on n'est plus face aux mêmes enjeux. Il va donc bien falloir se poser la question du territoire national. 


ZADIG : Cette carte de France est-elle aujourd'hui à ce point inopérante au regard des enjeux écologiques ? 


B.L: En tout cas, son inadéquation est une des raisons pour laquelle les gens ne savent pas où se situer, “où atterrir”. Mon hypothèse générale, c'est qu'il ne sert à rien de vouloir “changer les mentalités”. Si ces mentalités existent c'est justement parce que le monde est devenu tellement différent qu'il n'est plus descriptible: on est dans l'indignation, dans la peine, dans l’embarras. mais plus dans l'action. Ce qui est tout à fait passionnant dans notre étude, c'est de pouvoir observer concrètement la manière dont les gens se transforment, la façon qu'ils ont de reprendre pied. alors que la situation reste aussi horrible qu'avant. Ils n'ont pas résolu le problème, mais ils sont en puissance d'agir. Après tout, on a inventé l'État moderne. on pourrait donc bien le “désinventer” pour imaginer autre chose. On est au milieu de la bataille. 


“La division entre géographies physique et humaine a été une immense catastrophe. le manuel de terminale est un scandale absolu” 


ZADIG : Quelles sont les disciplines auxquelles il conviendrait de faire appel pour résoudre ces questions ?


B.L: Sur ces sujets de territoire. je fais d'abord appel aux sciences. Qu'est-ce que c’est un territoire? De quoi est-il fait matériellement? Mais la division entre géographie physique et géographie humaine a été une immense catastrophe déjà là derrière moi {dans sa bibliothèque, ndlr}. le manuel de géographie de terminale: c'est un scandale absolu, il s'agit d'un livre sur l'expansion spatiale du capitalisme, l'histoire des conteneurs ... Il n'y a aucune géographie physique dedans. J’exagère à peine. Or, c'est l'enseignement qu'on donne aux terminales en ce moment. C'est quand même assez surprenant.
Cette coupure en deux affecte aussi les sciences traitées dans un autre cours, celui des sciences de la Terre. Or, celles-ci, avec l'étude du climat et l'apparition de la notion de zone critique (16), se sont tout à fait renouvelées dans les trente dernières années. Il faut observer dans toutes leurs dimensions concrètes: le cycle du carbone, suivre comment les rivières transportent les produits chimiques, savoir ce que c'est qu'un sol, un humus, etc., sinon vous êtes dans un monde qui est une abstraction. On devrait aussi s'appuyer sur les arts, arriver à mettre en relation des scientifiques spécialistes de la terre avec des artistes. pour renouveler nos façons de voir (17). Il faudrait refaire ce qu'a été la grande géographie française au XIXe siècle. mais qui a été complètement abandonné au XXe. La priorité, pour moi, c’est cette science des vivants, d'un monde construit par les vivants. À mon avis, cela changerait beaucoup de choses. Mais j'ai encore de la peine à convaincre… 


ZADIG : Pensez-vous que votre formation et vos réflexions philosophiques ont aujourd’hui pris une valeur nouvelle ? Est-ce que, comme philosophe, vous étiez préparé à ces nouveaux impératifs écologiques et climatiques ? 


B.L: Un des éléments essentiels, et qui est toujours: oublié, c'est qu'il faut s'intéresser aux sciences dans leur pratique et non dans leur idéologie. Voilà ce que j'ai fait pendant vingt-cinq ans. Ensuite, j’ai travaillé sur la théorie sociale : de quelles associations une société est-elle composée? Cela fait quand même quarante ans que mes amis et moi. nous travaillons ces questions. Je n'ai pas: été particulièrement en avance sur celle de l’écologie, mais il y avait des gens bien plus informés que moi depuis bien plus longtemps - notamment Michel Serres (






18). dont j’ai été l'ami. On avait les outillages nécessaires. C'est d'ailleurs l’objet du petit mémo que je viens de publier avec Nikolaj Schultz. Mémo sur la nouvelle classe écologique. 


ZADIG : Après avoir grandi en province et vécu à l'étranger, vous résidez depuis longtemps à Paris. Vous êtes-vous attaché à cette capitale aussi ? 


Je n’ai pas d’attaches à Paris…
(...)

« Je n'ai pas vécu de période plus riche intellectuellement et artistiquement que maintenant » 


ZADIG : L'opposition entre Paris et la province continue-t-elle selon vous d avoir du sens? 


B.L.: Je ne peux pas vraiment vous répondre. La seule chose qui me stupéfie, chaque fois qu'on est en province, c'est le nombre de personnes intéressantes et l'incroyable richesse des gens. Prenez Saint Julien, c'est un endroit passionnant, avec des innovateurs de tous les côtés; à Bordeaux, mais aussi à Toulouse ou à Grenoble, là où l'on fait nos ateliers, c'est inouï le nombre de gens intéressants.
La superstructure médiatique et académique a beaucoup de difficultés à appréhender cela. Les gens se plaignent qu'il n'y a pas de liens intellectuels en France, c'est une erreur absolue. On parle de dépression, de l'extrême droite ... Mais moi, je n'ai pas vécu de période plus riche intellectuellement et artistiquement que maintenant. Les années 1960 furent des années sinistres, il ne faut pas l'oublier. Il y avait bien sûr Foucault, Deleuze ... mais il y avait les communistes partout, une interdiction de parole complète, une gauche militante totalement fermée ... La France doute d'elle-même alors qu'elle est dans une période de création, d'innovation intense, de réflexion ahurissante. Évidemment, le système académique n'enregistre pas cela. Mais le nombre de gens que je connais qui travaillent sur ce sujet et qui n'ont pas de job permanent, je les compte sur les doigts de plusieurs mains. C'est un vrai problème. Je sais, par mes travaux à Sciences Po, la difficulté qu'il y a dire : « Ce sont des sujets fondamentaux. Il y a plein de gens intéressants, embauchez-les ! » 


ZADIG : Est-ce un manque de curiosité, de prise de conscience? 


B.L.: C'est l'idée, fausse, que les questions écologiques sont des questions à part et non des questions centrales pour l'ensemble des disciplines. Pourtant, elles sont cruciales pour la sociologie, pour le droit, pour la littérature, pour la politique, pour la religion ... La question écologique n'est pas un sujet de plus. 

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NOTES

11. Un travail entrepris en parallèle des « cahiers: de doléances » mis à disposition dans les mairies, lors. de la consultation nationale décidée après. le mouvement des Gilets jaunes, initiative qu'il jugeait insuffisante. 


12. Assemblée de 150 citoyens tirés au sort, constituée à la demande du gouvernement en 2019 afin de définir des mesures structurantes pour réduire les émissions de C02 nationales. Elle rendit, en 2020, 149 propositions, mais jugea sévèrement leur faible application. 


13. Dans le Public et ses problèmes (1927) le philosophé américain (1859-1952) écrivait:« C'est la personne qui porte la chaussure qui sait le mieux si elle fait mal et où elle fait mal, mème si le cordonnier est l'expert qui est le meilleur juge pour savoir comment y remédier.» 


14. Le participant se place au centre d'un cercle trad au sol. Derrière lui, à sa droite, ce qui le fait vivre ; à sa gauche, ce qui le menace. Devant lui, à droite, ce qui améliore ses « conditions d'habitabilité»; à gauche, ce qui les détériore. S'ensuit un “exercice d’autodescription" pour nommer ces éléments. 


15. Dont la réautorisation temporaire par dérogation, notamment pour lutter contre l'émergence massive de la jaunisse de la betterave, fait polémique. 


16. Fine pellicule de la planète comprise entre la basse atmosphère et le sous-sol, où se concentre la vie. Elle joue un grand rôle dans la régulation du Système Terre et de ses cycles biochimiques (énergie, carbone ... ), qui influencent le climat. Son étude implique de ne pas séparer activités humaines et naturelles. 


17. C'était l'objet de l'exposition « Critical Zone: Observatories for Earthly Politics », organisée par Bruno Latour et l'artiste autrichien Peter Weibel au Center for Art and Media de Karlsruhe, en Allemagne, de mai 2020 à septembre 2022. 


18. Bruno Latour a publié en 1992 ses entretiens avec le philosophe des sciences (1930-2019), intitulés Éclaircissements. 


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Lire l'article entier dans le magazine ZADIK (en pdf) ou dans mes "peartrees" 


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 Voir aussi les vidéos enregistrées par Bruno Latour sur Arte :

https://www.youtube.com/hashtag/brunolatour

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