08 août 2010

La décroissance en débat

Coup sur coup, dans La Libre, paraissent deux articles au sujet de la décroissance, l'un de Christophe Arnsperger, maître de recherches au FRS-FNRS et professeur à l’Université catholique de Louvain, l'autre de Jean Christophe Godinot, porte parole du Mouvement politique des Objecteurs de croissance (www.objecteurdecroissance.be).

Michel  Simonis

Introduction : débat et convergence

Je laisse de côté le débat entre eux au sujet du terme même de "décroissance", pour mettre plutôt en relief ce qui me parait essentiel pour approfondir la démarche "Réveiller le Rêveur" et l'adapter aux avancées très rapide des idées dans une bonne partie de la population en Europe (encore que, à lire les réactions des forums respectifs, on pourrait en douter, tellement certaines sont tranchées, voire agressives).

L'idée de base qui m'oriente dans ce qui suit est que le moment n'est plus tant de conscientiser le public à la nécessité de changer, mais de développer des outils aidant les groupes, les associations, les familles et les personnes individuellement à savoir comment changer et vers quoi.

C'est pour éviter les réactions de rejet que je me rallie plutôt à la recherche d'une expression alternative à "décroissance" dont Jean Christophe Godinot dit d'ailleurs "Le terme "décroissance" a été présenté par nombre de ses utilisateurs, en France notamment, comme un mot-obus destiné à pulvériser les certitudes qui forment le dogme de "la croissance", celui de la croissance économique mesurée par le PIB et fantasmée comme pouvant être infinie."

Tout en justifiant "qu'un changement de direction, de paradigme, est nécessaire" et que "pour choisir un nouveau chemin, il faut pouvoir l’identifier, ce qui demande que nous soyons en mesure de le nommer", il ajoute "Plutôt que banni, le terme "la décroissance" doit donc être précisé: il s’agit ici de décroissance de la production et de la consommation lorsqu’elles dépassent les seuils de soutenabilité."

Au delà du débat, je préfère souligner les convergences.

Je reprends dans cette introduction deux passages de Jean Christophe Godinot sur lesquels il me paraît essentiel de se pencher, des questions dont les réponses concrètes sont encore à développer :

- "Comment fait-on pour passer de la société actuelle à une société prospère et sans croissance ? Comment passer d’un système croissantiste au bord de l’effondrement à une civilisation équilibrée ?"

- "Un changement de direction, de paradigme, est nécessaire. Pour choisir un nouveau chemin, il faut pouvoir l’identifier, ce qui demande que nous soyons en mesure de le nommer. A-t-on jamais vu quelqu’un choisir quelque chose dont il ne connaît pas l’existence ?"

Voici donc quelques extraits de ces deux articles, que je vous recommande d'aller lire dans leur entièreté.
M. S.

Christian Arnsperger

• Le problème n’est pas "la" croissance en elle-même, mais le type de croissance que nous impose la logique du système actuel. Chercher à découpler bien-être et croissance, prospérité et croissance, cela n’a rien à voir avec le fait qu’un pays soit émergent ou déjà riche. Il faut une certaine croissance du PIB (Produit intérieur brut) par habitant dans les pays les plus pauvres, mais dans nos contrées trop riches, il faut, avant tout, une croissance de la richesse relationnelle et humaine. La sobriété, c’est aussi de la croissance - mais pas dans les mêmes domaines que ceux que nous investissons depuis trois siècles ! On a besoin d’innovation et d’efficacité - mais pas pour gaver davantage les consommateurs et saturer davantage l’atmosphère.

• Des gens qui ont pignon sur rue, comme Bruno Colmant ou Etienne de Callataÿ, croient dur comme fer que les banques et la Bourse sont là pour donner des capitaux à des entreprises pour qu’elles créent des emplois et de la richesse. Evidemment, c’est faux : si richesse il y a, elle s’enfuit en majorité vers des acteurs (notamment les actionnaires) qui raisonnent à hypercourt terme. C’est sûr que, dans une économie sobre, les rendements boursiers seront moindres parce que l’impératif de croissance ne sera plus au centre. La logique classique des bulles spéculatives et du "toujours plus" n’aura plus de place. Il ne faut pas pour autant imaginer que les marchés de capitaux seraient rayés de la carte. Si on parvient à créer un secteur financier alternatif (comme celui que promeuvent, par exemple, le Réseau de financement alternatif ou le Crédal), on pourra avoir des acteurs financiers qui soient vraiment en phase avec les impératifs d’une prospérité sans croissance : des innovations qui économisent des ressources, des investissements immobiliers qui permettent de développer des écoquartiers et des écovillages, des financements pour des activités économiques qui respectent de nouveaux critères, etc.

• Le mot décroissance est un non-sens. Ce qui compte, ce sont les valeurs sociales et morales qui se trouvent en dessous, et que le mot saisit assez mal. Une société de "plénitude" ou de "sobriété heureuse" verra son stock de capital social croître de façon exponentielle - et elle ne sera une société vraiment heureuse que si personne n’est exclu des réseaux de solidarité. Ce qui compte, avant tout, c’est l’accès pour tout le monde à une vraie convivialité qui permette de se décentrer des préoccupations d’accumulation et de consommation.

• Il faut donc une action publique résolument favorable à la convivialité, et donc en rupture avec le consumérisme et le productivisme : plus de liens, moins de biens - plus de tiens, moins de miens. Et donc, il faut changer fondamentalement les règles du jeu, partager le temps de travail au fur et à mesure que les innovations se développent, remplacer les incitants à la consommation et à la dépense par des incitants au ralentissement et à la sobriété. Il faut donc aussi des citoyens moins angoissés, moins obsédés par eux-mêmes et plus désireux de beauté simple, plus ouverts à l’abondance naturelle (mais sobre) qui, dans une société plus juste, plus lente et plus égalitaire, se trouvera juste sous leurs yeux.

• Il faut ancrer à nouveau nos vies dans le local : nourriture, transports "doux", mais aussi métiers situés à proximité et monnaies locales. Des économistes comme Bernard Lietaer sont, dans ce domaine, de véritables visionnaires. Du coup, un autre concept économique central est celui de transition économique : il est urgent de soutenir les communautés et les territoires qui vont dans le sens de la relocalisation.

Lire le texte complet
sur La Libre : "Et si on cassait la logique du "toujours plus", Interview d'Ariane van Caloen, LLB, Mis en ligne le 26/07/2010 :
http://www.lalibre.be/economie/actualite/article/598373/et-si-on-cassait-la-logique-du-toujours-plus.html


Jean Christophe Godinot

• Partage des richesses, sobriété heureuse, ralentissement, relocalisation de l’économie entre autres idées qui renvoient à des préoccupations plus que jamais modernes comme la modération, le bon usage et le goût des limites. Les tenants de l’écologie politique, que nous considérons être une écologie résolument antiproductiviste, solidaire et joyeuse, auront pourtant sans doute été étonnés de lire que selon l’économiste, "ce concept [la décroissance] devrait à présent être banni des débats publics", estimant qu’ "il a servi pendant un certain temps comme expression choc et comme slogan, mais maintenant, il dessert la cause".
Le terme "décroissance" a été présenté par nombre de ses utilisateurs, en France notamment, comme un mot-obus destiné à pulvériser les certitudes qui forment le dogme de "la croissance", celui de la croissance économique mesurée par le PIB et fantasmée comme pouvant être infinie. C’est autour de ce mot qu’un courant de pensées et d’actions s’est identifié et a commencé à poser les bases conceptuelles de son émergence comme force sociale et politique nouvelle. C’est d’ailleurs à partir de ce mot que La Libre s’est visiblement tournée vers M. Arnsperger pour aborder ses travaux.

• La prospérité sans croissance reflète de manière heureuse la possibilité d’une autre façon de vivre ensemble sans que l’opulence matérielle soit nécessaire. Fort bien, mais comment fait-on pour passer de la société actuelle à une société prospère et sans croissance ? Comment passer d’un système croissantiste au bord de l’effondrement à une civilisation équilibrée ?

• Il va de soi qu’une phase de transition est nécessaire, car le changement ne s’opérera pas tout seul ni d’un coup de baguette magique. Si nous nous montrons incapables de choisir un chemin acceptable, que pour notre part nous souhaitons démocratique et solidaire, le risque est immense que nous nous engagions à nouveau et malgré nous dans les voies les plus sombres telles qu’en sont noircies les pages des livres d’histoire.
Ainsi les premiers effets de la crise de l’économie de croissance mondialisée, davantage visibles depuis l’écroulement financier de 2008, indiquent sans conteste que poursuivre dans l’ornière actuelle nous rapproche rapidement de tensions, conflits d’accès aux ressources, pénuries et inégalités explosives. La transition doit en outre être radicale puisqu’il s’agit par exemple de décarbonner complètement l’économie avant 2050, et de permettre à bientôt neuf milliards d’êtres humains de vivre dignement. Deux défis gigantesques, dont la croissance économique ne cesse de nous éloigner.
Un changement de direction, de paradigme, est nécessaire. Pour choisir un nouveau chemin, il faut pouvoir l’identifier, ce qui demande que nous soyons en mesure de le nommer. A-t-on jamais vu quelqu’un choisir quelque chose dont il ne connaît pas l’existence ? Une voie existe pour sortir de l’ornière : comme Tim Jackson lui-même le souligne sans en tirer l’ensemble des conséquences politiques pour des raisons qui sont sans doute liées au caractère très officiel de son rapport, ce chemin qui peut permettre de passer d’une société insoutenable à une société soutenable passe nécessairement par la décroissance de la production et de la consommation. Cela est physiquement inévitable. C’est là le cœur de l’enseignement de la bioéconomie et des formulations de Georgescu-Roegen qui est considéré comme l’un des "pères" de l’objection de croissance.
Notre mode de développement économique repose sur un recours croissant aux ressources naturelles minérales et fossiles. Or la planète contient un stock de ressources minérales limitées, que la puissance machinique de l’Homme consume pour alimenter la croissance à un rythme bien supérieur à leur renouvellement, générant du même coup une surpollution ingérable dont les gaz à effet de serre sont l’un des exemples les plus graves.

• Le passage de la société du gaspillage à la société soutenable n’est pas possible sans une phase de réduction drastique des gaspillages.

• La croissance économique infinie ne peut pas être verte, pas plus que le développement industriel ne peut être durable.
L’urgence est de mettre hors-jeu le dogme de la croissance, ce à quoi aident des mots qui ne se laissent pas facilement récupérer.  Le chemin esquissé par cette nécessité présente l’intérêt majeur d’être radicalement opposé au productivisme et à sa version capitaliste actuelle qui affichent de plus en plus clairement leur échec criant.

"Tout doit être repensé" lançait au printemps le philosophe Edgar Morin. Le chemin une fois nommé, reste à rendre visible, attrayante et praticable une façon de vivre ensemble qui soit soutenable, juste et préférable à notre mode d’organisation actuel.

Pour lire le texte complet de LLB :  "Les arbres ne croissent pas jusqu'au ciel", mis en ligne le 07/08/2010 :
http://www.lalibre.be/debats/opinions/article/601029/les-arbres-ne-croissent-pas-jusqu-au-ciel.html

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