Nouvel Obs. Publié le 22 décembre 2024, mis à jour le 24 décembre 2024
Par Anne Crignon
Extraits
Paul-Claude Racamier a notamment décrit et documenté comment cette déviance morale fait des ravages dans les lieux de pouvoir et les institutions. Portrait d’un grand nom de la psychanalyse à l’occasion du centenaire de sa naissance.
ll y a cent ans venait au monde Paul-Claude Racamier (1924-1996) qui deviendrait ce grand psychiatre épris de psychanalyse, et vice versa, arpenteur, dirait-il, des « plus étranges contrées de la psyché » – et des plus ténébreuses. La postérité, qui trie à la va-vite, n’a pas gratifié d’une renommée à la hauteur de son génie ce chercheur qui mit en circulation, entre autres concepts, celui du très populaire « perversion narcissique ».
Au jour de définir dans son œuvre cette déviance morale, Paul-Claude Racamier commença par quelques mots désolés, comme pour s’excuser d’avance de produire un si sombre constat : « Je dois maintenant m’acquitter du devoir d’introduire la partie la plus amère de cet ouvrage. »
1952. Sa rencontre avec Francis Pasche, thérapeute influent de son temps, ouvre à Paul-Claude Racamier les portes de la Société de Psychanalyse de Paris, la SPP, dont il sera membre bientôt. Les murs résonnent d’absurdes querelles. Lui s’offre juste le luxe de dire non à Jacques Lacan. (...)
Cette défiance vis-à-vis du roi Lacan ajoutée à son horreur des lieux de pouvoir et des fausses amitiés pourtant utiles à la construction d’une carrière lui valent sans doute la chape d’oubli posée sur son cercueil.
(…) Puisant dans sa phénoménale connaissance des travaux de Freud, il estime que « l’Œdipe » du maître souffre d’incomplétude. Il propose de lui associer « l’Antœdipe » (en gros : organisation psychique qui prélude à l’Œdipe et l’accompagne), selon lui, « rien n’est d’inventé qui ne préexiste »). Il espère que ce concept entrera un jour au répertoire commun et sera d’utilité publique sans être pour autant « galvaudé » et « défiguré ». Facétie du destin, c’est une autre de ses découvertes qui connaîtra semblable destin : la perversion narcissique. Car, déjà, il scrute tout ce qui relève du sujet. Identité narcissique, capacité narcissique, déficience narcissique, survie narcissique, assistance narcissique, perfusion narcissique, défense narcissique : la machine est lancée.
La Velotte, l’ancêtre des hôpitaux de jour
En 1967, pas mécontent de s’éloigner de Paris et des mesquineries à la Société de Psychanalyse, où il n’ira plus que par intermittence, Paul-Claude Racamier ouvre à Besançon une petite institution de cette taille humaine essentielle à ses yeux : c’est La Velotte, considérée comme l’ancêtre des hôpitaux de jour, toujours ouverte aujourd’hui, toujours singulière. On y encourage d’emblée la coopération des familles dans une ambiance « comme à la maison » – le « vert-Racamier » posé sur les murs en est un signe amusant. La pratique est ici, hier comme aujourd’hui, en accord avec la pensée de son hôte : « La médecine psychosomatique a montré chaque jour qu’on n’est pas tuberculeux qu’avec des bacilles de Koch dans ses poumons. En réalité, l’histoire d’un homme avec ses agressions, ses désirs, et ses amertumes se cache et se place dans la paroi gastrique ou dans ses alvéoles immunitaires tout comme elle peut se dire et se taire à la fois dans les symptômes de sa névrose. »
A La Velotte, devenue l’arche de Racamier en somme, et qui obtiendra en 1983 l’agrément de la Sécurité sociale, il poursuit sa réflexion sur « l’esprit des soins » – ce sera d’ailleurs le titre d’un ouvrage publié à titre posthume. Il voit le psychiatre-psychanalyste comme un « chef d’orchestre » conduisant ensemble de sa baguette avisée soin aux patients, soin aux soignants, soin à l’institution, soin aux familles. Lui est d’une rare disponibilité. Un infirmier en difficulté peut lui téléphoner à toute heure du jour ou de la nuit (…).
Jour après jour, Racamier approfondit sa recherche sur la schizophrénie dont il est spécialiste (son livre sur le sujet est un classique) et continue de travailler sur les perversions narcissiques – le pluriel a son importance comme on va le voir. Au départ, il appelle « porteurs d’une perversion de caractère » les gens qui envisagent autrui comme un ustensile au service de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Au cours d’une carrière à dimension internationale, il observe ce mal dans plusieurs hauts lieux de la psychanalyse et se blesse lui-même au contact de ce genre de personnages, comme un infirmier-chef en Suisse particulièrement toxique. Il dira avoir « côtoyé l’indicible ».
Il y a un bon côté à ces mauvaises rencontres. Plus rien ne lui échappe du phénomène complexe d’expulsion ou tentative d’expulsion par un sujet de ses propres désordres psychiques pour les faire couver chez autrui. Terrible réalité que la vidange d’une psyché malade avec éjection des souillures dans la psyché d’un autre devenue une poubelle. Il nomme « Porte-faix » (un autre concept) toute personne ainsi agressée, violée pourrait-on dire si le viol psychique existe. L’affaire est grave. Paul-Claude Racamier est en train d’identifier et de mettre au jour la préoccupation inconsciente, constante, féroce de certains (et certaines bien sûr) de faire couver par autrui une dépression ou une psychose afin de l’éviter pour soi-même et la possibilité de déménager ainsi jusqu’aux pulsions suicidaires. La perversion narcissique est une forme d’économie. En présentant la note à un autre, le porteur fait l’économie de la souffrance, l’économie de la remise en question, l’économie du long travail de compréhension et de connaissance de soi, l’économie des remords et regrets qui accompagnent ce cheminement, et on en oublie sans doute. D’éminents successeurs comme Maurice Hurni et Giovanna Stoll qui ont travaillé (remarquablement) sur le couple de pervers, viendront plus tard ajouter leur coup de pinceau au tableau avec d’autres concepts telle la « crise de fureur narcissique » (s’observe sur le sujet que seule la blessure de nature narcissique affecte). Une association, Autour de l’œuvre de Racamier, où sont quelques-uns de ses amis d’antan comme Jean-Pierre Caillot, continue aujourd’hui d’actualiser et diffuser les connaissances.
Un « psychanalyste sans divan »
L’écriture de ce « psychanalyste sans divan » (titre d’un de ses livres) est limpide, rigoureuse. Vivante aussi, avec un soin porté au juste mot. Certains ont suggéré qu’elle était un « contre-style » à opposer à celui de Lacan. « Après tant de pages écrites dans un sabir brumeux, tu nous fais entrer au musée de la transparence », déclara un confrère et ami au cours d’un colloque. Voilà qui lui valait sans doute pas mal d’inimitié. Qu’importe, le meilleur restait à venir : « le Génie des origines » (Payot, 1992) où il décrit, chapitre 9, les contours précis de la perversion narcissique. Aux Etats-Unis, un grand homme est d’accord avec lui, Harold Searles, auteur d’un ouvrage paru en 1978 dont le titre résume à lui seul la torsion perverse : « l’Effort pour rendre l’autre fou ».
Ce mal peut être passager. C’est le « soulèvement pervers » (concept) ou bien installé, susceptible d’être porté à un très haut niveau « d’accomplissement » (lu dans ses descriptions). Au calcul et à l’action prédatrice, il oppose l’intelligence créatrice qui est la cible de prédilection du pervers, et rédige ceci, de nos jours en circulation sur internet (quoique moins bien formulé) : « ll n’y a rien à attendre de la fréquentation des pervers narcissiques, on peut seulement espérer s’en sortir indemne. » Ce que l’on sait moins c’est que l’inventeur de la perversion narcissique avait aussi inititié une réflexion sur les groupes et les institutions gagnés par ce mal.
A côté de la perversion narcissique d’ordre privée ou professionnelle, il y a la perversion institutionnelle. Mais alors, l’institution Vᵉ République, en son pitoyable état, serait-elle l’objet d’une offensive perverse impossible à nommer ? Et le travail de Racamier de nature à éclairer la scène politique à l’heure où le mot « chaos » est partout prononcé ?
(…) La perversion institutionnelle, elle, se reconnaît au « délitement de la pensée vraie, profonde, écrit Racamier. La pensée perverse est une pensée créativement nulle et socialement dangereuse. Elle peut être considérée comme le modèle de l’antipensée (…) On a vu des groupes se déliter, des institutions pourrir, et des peuples entiers souffrir sous l’emprise de la pensée perverse exercée et mise en œuvre par quelques-uns. »
Et d’ajouter : « Quel est, au fait, le véritable secret de cette “pensée” ? C’est une pensée pour ne pas penser. » Il décrit aussi le « profond cachet d’inauthenticité » du pervers, et la parole utilisée comme une arme : « Le terrain de prédilection, l’instrument majeur de la perversion narcissique, il est temps de le dire, c’est la parole. (On l’aura compris : je ne prétends pas que l’exercice de la parole n’appartienne qu’à des pervers). » Quant à la « mystérieuse innocence » des faiseurs de zizanie, elle s’explique par ce « verrouillage défensif » (concept) qu’est le déni.
Imaginons maintenant un pays qui porterait à la tête de l’Etat un tel personnage. On irait alors étudier cette mise en garde postée par Racamier au siècle dernier au sujet de ce qu’il appelle la « mise à feu » : « Nous n’avons pas regardé ce qui se passe lorsque cette perversion, sous la pression d’une formidable accélération, touche à la folie. Comment s’effectue la mise à feu ? Ce n’est pas sous le coup de l’échec, mais au contraire sous l’emprise de la réussite. Cette réussite consiste elle-même dans la réalisation d’une ambition majeure du sujet. II convoitait ardemment une fonction à ses yeux prestigieuse : il l’obtient. Un titre : on le lui donne. Un grade : il l’atteint. Un lot : il le gagne (…) Voilà donc une réussite qui est prête à précipiter une pathologie (…) C’est le succès qui enivre le narcissique pervers ; c’est la réussite qui lui donne des ailes et lui ôte toute retenue, commence alors un formidable processus d’accélération. Une image vient irrésistiblement à l’esprit : celle du feu qui propulse. Le moi se met à flamber (…) La folie narcissique atteint son comble ; deux mots suffiront à la définir : une mégalomanie maligne. Rien ne semble arrêter le triomphe narcissique, l’élévation domine tout : le sujet se sent irrésistible, il vit dans le triomphe et le défi. Il défierait le monde entier ».
On voit quelle découverte considérable fit Paul-Claude Racamier lorsqu’il prit conscience que rien n’est blessable davantage qu’un narcissisme sain attaqué par un narcissime pervers. Etonnamment (…) on trouva ceci parmi les dernières notes maladroites jetées sur papier par le psychanalyste à la veille de mourir, le 18 août 1996, tracé de son ample écriture :
“ « Je le savais. Plus que jamais, je l’ai senti. Décidément le narcissisme pathologique fait mal au narcissisme normal. »”
« Je le savais. Plus que jamais, je l’ai senti. Décidément le narcissisme pathologique fait mal au narcissisme normal. »
https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul-Claude_Racamier
à lire, (pour les abonnés au Nouvel Obs) : https://www.nouvelobs.com/histoire/20241222.OBS98142/paul-claude-racamier-le-psychanalyste-qui-a-theorise-la-perversion-narcissique-prive-de-posterite-pour-avoir-defie-lacan.html
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Paul-Claude Racamier. SOCIETE PSYCHANALYTIQUE DE PARIS
https://www.perspectives-psy.org/articles/ppsy/full_html/2012/03/ppsy2012513p213/ppsy2012513p213-img1.gif
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