Le
dernier petit livre écrit par Edgar Morin, âgé de 102 ans, est bien
intéressant. Clair, simple et précis, il précise la vision du monde des
guerres de ce siècle, depuis 1940 et même avant.
Nuancé et néanmoins fondé sur une idée de la Paix qui a toujours été la sienne, malgré de multiples aléas.
Le chapitre sur l’Ukraine m’apporte un éclairage que je n’ai pu lire nulle part ailleurs.
Aussi, je le reprends ici en entier. J’y ajoute une réplique polémique, et la mise au point de Alain Refalo, militant de la non-violence et de l’écologie depuis 35 ans, cofondateur du Centre de ressources sur la non-violence de Midi-Pyrénées. [1]
L’analyse d’Edgar Morin s’arrête en 2022. Nulle doute que son point de vue resterait salutaire pour la suite des événements en Ukraine, comme au Moyen-Orient.
Comme c’était prévisible, le point de vue d’EdgarMorin a suscité des
polémiques, particulièrement en France, ce pays des couteaux tirés…
C’est ainsi que dans Le Monde, on a pu lire, en janvier 2023, cet article :
"« De guerre en guerre. De 1940 à l’Ukraine » : Edgar Morin se trompe de combat”
Et puis on trouvera tout de suite la réplique, émanant d’un auteur militant de la non-violence. Les opposants, qui traitent Edgar Morin de ”poutiniste” (”le parti poutinien s’est réveillé en France”) sont identifiés comme ”le parti de l’OTAN” pour lesquels ”il n’y a plus le moindre espace de débat d’idées”.
sur le Blog "Non-violence, Ecologie et Résistances".
Vous avez dit polémique ?
A chacun de juger…
1. EDGAR MORIN : DE GUERRE EN GUERRE
(Extrait, p. 63 à 76, 85)
La dialectique des relations Etats-Unis Russie
(...)
Dès la fin du siècle dernier et au cours des deux premières décennies de notre siècle, la position ukrainienne devient oscillante et incertaine, soumise à des élections souvent pro-occidentales, parfois prorusses ; la situation géopolitique et l’importance économique de l’Ukraine en feraient une prise capitale pour la Russie, dont elle serait en même temps bouclier, comme pour les États-Unis, à qui elles conféreraient une influence au flanc même de son adversaire.
C’est dans ce contexte qu’intervient la révolution pro-occidentale de Maidan, qui suscite immédiatement la sécession prorusse d’une partie du Donbass l’annexion de la Crimée par la Russie et une guerre interne permanente entre la province séparatiste de l’Est et le pouvoir ukrainien.
• Ukraine
L’Ukraine est une nation qui a la même origine que la Russie, mais qui s’est trouvée historiquement dépecée entre la Pologne, l’Empire autrichien, puis intégrée pour une grande part à la Russie tsariste. Elle a gardé sa langue propre, voisine du russe, et comme dans d’autres nations asservies, des intellectuels suscitèrent au XIXe siècle un courant indépendantiste.
Au cours des désordres et des guerres qui suivirent la révolution d’Octobre, l’Ukraine, sous la conduite de l’anarchiste Makhno, proclama son indépendance, mais fut conquise par les bolcheviks et incorporée dans l’URSS.
L’URSS laissa s’exprimer sa langue et son folklore, mais y réprima toute velléité d’autonomie. La riche terre d’Ukraine fut la principale victime de la kolkhozification forcée, de la déportation en masse des koulaks et surtout de la gigantesque famine de 1931. D’où un énorme ressentiment à l’égard de la Russie, ce qui explique les applaudissements, filmés par les nazis, d’une partie des habitants de Kiev à l’arrivée de la Wehrmacht.
Mais le plus grave fut que le mouvement indépendantiste ukrainien, exilé en Allemagne, s’était lié au pouvoir nazi sous la direction de Bandera, puis coopéra avec la Wehrmacht dans l’invasion de l’Ukraine et son occupation. Il constitua une administration aux ordres des nazis et participa aux exactions de l’occupant, y compris au massacre des Juifs. Vassili Grossman exprima sa douleur quand il apprit, à la libération de l’Ukraine des nazis, que sa mère vait été tuée par des Ukrainiens. Comme le rapporte Serge Klarsfeld, la devise des nationalistes ukrainiens collaborateurs des nazis de Bandera affichée dans les rues de Kiev en 1941 était : Tes ennemis sont la Russie, la Pologne et les Youpins. Bandera proclama même en 1941, sous l’occupation de la Wehrmacht, une « République ukrainienne indépendante ». Il y eut des engagements militaires ukrainiens dans la Légion ukrainienne ; l’UP A (Armée insurrectionnelle ukrainienne.) continua à combattre l’armée rouge après la guerre, jusqu’à son anéantissement en 1954. Il faut dire par contre que des milliers d’Ukrainiens s’enrôlèrent comme partisans contre l’occupant allemand.
Aussi on comprend que les volontaires étrangers qui s’engagent pour l’Ukraine en 2022 soient de deux types, le premier étant animé par l’idéal démocratique, le second, par l’idéal fasciste.
L’Ukraine est indépendante depuis 1991, suite à la dislocation de l’URSS ; c’est une nation extrêmement riche en terres céréalières, en ressources minières et industrielles. Dès le XIXe siècle, la Russie tsariste l’industrialisa ; au xx" siècle, l’Union soviétique installa dans le Donbass son industrie lourde, ses centrales nucléaires et peupla cette région d’ouvriers, de déportés, d’ingénieurs russes. L’Ukraine indépendante a bénéficié de cet héritage russe et a donc poursuivi son développement technoéconomique.
Si la Russie est l’agresseur évident mû par la volonté d’appropriation, et si son comportement est particulièrement destructeur sur personnes, biens et édifices, les États-Unis sont, depuis Maidan, inspirateurs de la politique ukrainienne, présents dans son économie, tout en lui fournissant l’aide précieuse de son système d’information et de renseignement.
Avec sa situation géopolitique stratégique proche de la Russie et son patrimoine économique, l’Ukraine est une proie d’importance, aussi bien pour la Russie poutinienne qui entretient le rêve de reconstituer l’Empire slave, que pour les États-Unis qui installeraient ainsi l’OTAN aux frontières occidentales de la Russie. En fait, l’Ukraine est l’enjeu de deux volontés impériales - l’une qui veut sauvegarder sa domination sur le monde slave et se protéger d’une nation voisine qui soit sous l’influence des États-Unis, l’autre qui tient à intégrer l’Ukraine à l’Occident et à enlever à la Russie son titre de superpuissance mondiale. Les États-Unis, en affaiblissant durablement la Russie par Ukraine interposée, élimineraient un des obstacles au maintien de son hégémonie planétaire, l’autre étant la Chine.
L’Ukraine indépendante a beaucoup évolué. Elle s’est urbanisée et les mœurs se sont occidentalisées. L’antijudaïsme populaire s’est atténué, peut-être au profit de l’antirussisme.
Le national-socialisme ukrainien constitue une minorité. Le banderisme y est certes exalté, mais comme indépendantisme à l’égard de la Russie et non comme auxiliaire de l’occupation allemande.
De même qu’en Russie, la dénationalisation générale de l’économie a profité à une caste d’oligarques, et la corruption s’est partout répandue.
Depuis l’indépendance, il y a eu alternance de gouvernements prorusses et pro-occidentaux, avec une première révolution « orange », démocratique et pro-occidentale en 2005 ; ensuite, dans une suite d’élections diversement truquées, l’Ukraine envisagea une association avec l’Union européenne, puis y renonça en 2013 sous la pression russe.
En fait, derrière la succession des présidents russophiles et occidentalophiles, c’est un conflit capital qui se joue, non seulement entre démocratie occidentalisée et despotisme russe, mais aussi entre impérialisme américain et impérialisme russe.
La révolution démocratique prooccidentale de la place Maidan, en 2014, à Kiev, renverse le président prorusse Viktor Ianoukovitch et renforce la tendance à se délivrer de la tutelle russe, mais déclenche la sécession des régions russophones du Donbass et l’annexion de la Crimée par la Russie. Les accords de Minsk de 2015 entre la Russie et l’Ukraine, sous l’égide des principaux pays occidentaux, ne réussissent pas à mettre fin à la guerre qui oppose les armées ukrainiennes aux forces séparatistes ravitaillées et soutenues par la Russie. Les accords de Minsk n’ont été respectés ni par l’Ukraine ni par la Russie, et la guerre a continué sur le front du Donbass, faisant quatorze mille morts jusqu’en 2022. Cette guerre ininterrompue est un véritable abcès qui est devenu purulent et a répandu son infection.
Il était donc prévisible - ce que j’ai annoncé dans un article de 2014 -, que tout conduise à une situation explosive.
Le 20 septembre 2019, le candidat antiparti V olodymyr Zelensky est élu président ukrainien, alors que sa judéité est connue, non seulement grâce à sa popularité de comédien, mais surtout par son hostilité aux partis et son programme contre la corruption.
Maidan fut un éveil démocratique, mais le banderisme y fut exalté. Comme le rappelle également Serge Klarsfeld :
Une des premières mesures de la municipalité de Kiev après la révolution de 2014 a été de débaptiser la longue avenue qui mène au site de Babi Yar, et qui portait le nom d’avenue de Moscou, pour l’appeler avenue Bandera, dont les fidèles ont assisté les nazis dans l’extermination de plus de 30 000 juifs, hommes, femmes et enfants dans le ravin de Babi Yar, les 29 et 30 septembre 1941, lorsque les troupes allemandes accompagnées des Einsatzgruppen sont entrées à Kiev.
Le tribunal administratif du district de Kiev avait ordonné à la municipalité d’annuler le changement de nom de deux rues principales au profit de Stepan Bandera et Roman Shukhevych, qui lui aussi était un massacreur de Juifs, et dont un stade porte le nom dans la grande ville de T ernopil. Mais le maire de Kiev, Vitaly Klitschko, a fait appel de la décision et la cour d’appel lui a donné raison. À Lviv, il y a encore deux ans des centaines d’hommes ont défilé en uniforme SS de collaborateurs ukrainiens lors d’un événement approuvé par la ville. Ces dernières années, au moins trois municipalités ukrainiennes ont dévoilé des statues pour l’adjoint de Bandera, Yaroslav Stetsko, qui, pendant la Shoah, approuvait « l’extermination des Juifs »
(Arno Klarsfeld, « L’Ukraine ne doit plus glorifier les nationalistes qui ont collaboré », Le Point, 11 septembre 2022).
Ajoutons qu’il subsiste une minorité active de nationaux-socialistes ukrainiens, dont le commandement du régiment Azov, qui s’est illustré dans la guerre civile du Donbass puis dans la défense épique d’ Azovstal, à Marioupol.
Le pouvoir ukrainien fait feu de tout bois et utilise dans sa guerre les services de ces ennemis acharnés de la Russie, mais ne peut être identifié à eux.
Il reste une complaisance au banderisme, et surtout une hystérie hypernationaliste antirusse qui a prohibé la langue, la littérature, la musique russes - la haine de la culture des peuples ennemis a été un des traits de l’hystérie de guerre de l’ Allemagne aussi.
L’Ukraine est une proie géopolitique et économique entre deux titans, vu ses · richesses considérables, notamment industrielles et minières dans le Donbass, énergétiques dans les centrales nucléaires géantes construites par l’Union soviétique.
L’Ukraine s’est réarmée depuis 2014 ; elle a bénéficié de l’aide technique et informatique des États-Unis, mais aussi en armements et en entraînement. Il y a ainsi l’influence croissante des États-Unis sur l’Ukraine, non seulement comme fournisseurs de subsides et d’armes, mais comme contrôleurs des services d’information et de renseignement, prise de possession économique, en particulier sur une partie des terres fertiles du tchernoziom. La mainmise américaine s’accroît avec l’aide économique et militaire, qui rend l’Ukraine de plus en plus dépendante de la puissance qui soutient son indépendance.
On peut supposer que sous l’emprise américaine, dont le but affirmé est « d’affaiblir durablement la Russie », le président Zelensky, qui dans un premier temps reconnaissait que la seule solution au conflit était diplomatique, devienne de plus en plus intransigeant et voie comme seule solution « la victoire ».
Sa complexité bien considérée, il est évident que l’Ukraine doit être soutenue dans son indépendance et sa souveraineté nationale.
L’Ukraine s’est renforcée alors que Poutine l’a crue divisée et affaiblie avec à sa tête un comédien devenu président ; il a cru que sa composition ethniquement duelle en faisait une entité fragile. Il savait aussi que les États-Unis, retirés d’Afghanistan, ne pouvaient envisager une nouvelle aventure militaire au loin ; plus encore, le président Biden déclara officiellement qu’en cas de guerre, les États-Unis n’interviendraient pas en Ukraine. Cette déclaration a sans doute contribué à décider Poutine à envahir l’Ukraine. On peut se demander si Biden en fut conscient lors de sa déclaration.
En somme : . si la Russie poutinienne est l’auteur de cette guerre,
c’est au terme d’un processus de radicalisation réciproque ; Poutine a
vu que les nations de l’Union européenne étaient divisées et il les a
cru affaiblies par leurs mœurs « féminisées » que méprise son virilisme.
Aussi, après avoir annexé la Crimée, péninsule tatare russifiée, en
2014, et armé les « Républiques » sécessionnistes de l’Est-Ukraine
depuis 2014, il a lancé son offensive en 2022, sûr de pouvoir décapiter
son pouvoir exécutif et d’obtenir la reddition de ses armées.
L’invasion de l’Ukraine et son extrême brutalité ont semé la crainte
d’une hégémonie russe sur l’Europe du Nord, elle a incité les pays
baltes et la Suède à entrer dans l’Otan, elle a suscité chez Ursula von
der Leyen, présidente de la Communauté européenne, le soutien intégral
aux demandes du président Zelensky, déclenché l’aide économique et
militaire des nations européennes, totalement ralliées au soutien
inconditionnel au président ukrainien, et elle a provoqué l’adoption de
sanctions contre la Russie.
• La guerre
Il y a trois guerres en une : la continuation de la guerre interne entre pouvoir ukrainien et province séparatiste, la guerre russo-ukrainenne, et une guerre politicoéconomique internationalisée antirusse de l’Occident animée par les États-Unis.
Pour une fois, le prévisible s’est réalisé : dès 2014, j’étais de ceux qui voyaient une catastrophe se profiler ; dès fin 2019, les services de renseignement américains avaient signalé que les concentrations de troupes à la frontière ukrainienne annonçaient une offensive. Puis le déroulement de cette guerre fut imprévisible pour Poutine, et ses développements internes et internationaux sont encore inattendus pour tous, si ce n’est le danger énorme qu’ils font craindre.
Au lieu de déclencher un processus désintégrateur, l’invasion russe a suscité un processus intégrateur dans la résistance à l’envahisseur ; comme souvent dans !’Histoire, l’ennemi fortifie l’identité d’une nation. La haine de l’ennemi est un ciment d’unité nationale. L’unité ukrainienne est désormais consolidée par le patriotisme grâce à l’invasion ; au lieu d’accentuer les divisions de l’Occident, l’invasion russe les a pour un temps effacées.
Au lieu d’en faire une opération militaire localisée, il a déclenché une guerre économico-politique internationale.
C’est de façon tout à fait continue que le conflit russo-ukrainien est devenu ouvertement un affrontement entre Russie et Occident.
Il est évident que Poutine a pensé décapiter l’Ukraine en lançant son offensive sur la capitale, soit pour y installer un gouvernement fantoche, soit pour l’annexer. S’il avait, selon la thèse russe, contré la préparation d’une attaque ukrainienne sur la région séparatiste, il se serait borné à y déployer ses forces. Or, il est évident que son but initial était annexionniste par la conquête totale de l’Ukraine en frappant sa tête, Kiev. Mais il est non moins manifeste qu’à la suite de son échec, il s’est rabattu sur le Donbass et le Sud maritime, s’emparant de Kherson facilement, rudement de Mykolaïv, et visant Odessa. Mais l’imprévu survint avec les contre-offensives ukrainiennes libérant la région de Kharkiv, reprenant des territoires sur le front du Donbass, délivrant Kherson.
La situation est incertaine, mais il est improbable que la Russie puisse occuper toute l’Ukraine ou que l’Ukraine puisse envahir la Russie.
(…)
Grande est l’urgence : cette guerre provoque une crise considérable qui aggrave et aggravera toutes les autres énormes crises du siècle que subit l’humanité, dont la crise écologique, la crise économique, la crise des civilisations, la crise de la pensée. Qiii elles-mêmes aggravent et aggraveront les maux et la crise issus de cette guerre. Ainsi, il y avait en 2017 quatrevingts millions d’humains au bord de la famine. Puis, après la pandémie, deux cent soixante-seize millions, et actuellement, trois cent quarante-cinq millions.
Plus la guerre s’aggrave, plus la paix est difficile, plus elle est urgente.
Évitons une guerre mondiale. Elle serait pire que la précédente.
(Novembre 2022)
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