30 novembre 2010

Une vie plus simple, une société plus durable

Conférence donnée à Saint-Gérard le 26 avril 2010, par Patrick Viveret docteur en études politiques, philosophe, économiste, ancien conseiller à la Cour de Comptes à Paris, essayiste, conférencier…

1. Extraits (LIRE, ci-dessous, le début de la conférence)

2. Pour lire le texte complet de la conférence ou pour télécharger le document :
http://www.gben.be/ecrire/?exec=articles&id_article=170

3. Vidéos, par exemple :
         • Une conférence de 95 min."la sobriété heureuse".
         • Un entretien avec Patrick Viveret e Philippe Meirieu.
Et, tout simplement, VOIR sur ce blog.

Extrait ° 1 : INTRODUCTION
Une crise à plusieurs facettes
Je vais vous parler du rapport entre les enjeux de la simplicité et ceux d’une société plus durable.  Mais pour introduire cette part positive de mon propos, je crois important de montrer d'abord en quoi le modèle économique, social et même politique dominant, qui est celui de nos sociétés, est effectivement non durable, insoutenable comme on le dit souvent.

C’est important de bien voir les raisons de cette insoutenabilité, de les voir aussi bien dans les différentes facettes de la crise :
- la facette écologique, 
- la facette financière, 
- la facette sociale, 
- la facette politique aussi.
Si on dissocie ces différents aspects, on a ce à quoi on a assisté au cours de l’année 2009, c’est-à-dire une situation où on tronçonne les différents problèmes. Par exemple, comment répond-on à la crise financière ? Là, on est capable de trouver des milliards de dollars pour faire face à cette crise financière mais d’un autre côté, face aux problèmes sociaux, ou face aux problèmes écologiques, on continue à nous dire que les caisses sont vides.
Si on veut éviter cette situation, c’est important de bien comprendre ce qui fait le lien entre les différentes facettes de cette fameuse crise dans laquelle nous sommes entrés.
Mais la crise n’est elle-même, d’une certaine façon, que la loupe grossissante de mutations qui sont beaucoup plus profondes. Comme toujours, la partie grise, énorme, c’est la partie immergée donc invisible de l’iceberg.

Un élément clé : la démesure

Or l’un des éléments clés que l’on trouve aussi bien du côté du défi écologique, du côté social, du côté financier, que du côté politique, c’est la question de la démesure. La démesure, l’excès, ce que les grecs appelaient "lubris", c’est une vieille question dans l’histoire des sociétés.
1. La démesure, c’est ce qui crée, par exemple sur le plan écologique, un rapport complètement déséquilibré à la nature : là où la nature a pu mettre des dizaines, voire des centaines de millions d’années pour accumuler des ressources naturelles, en 4 ou 5 générations on est en train de les épuiser.
Le rapport qui se trouve derrière des enjeux tels le dérèglement climatique, ou les risques concernant la biodiversité sont fondamentalement liés à des logiques de démesure dans le rapport à la nature.  Au lieu d’habiter nos écosystèmes, nous sommes dans des rapports guerriers à la nature. Cette démesure est à la racine du défi écologique sous ses différentes formes.
2. Mais la démesure vous la trouvez aussi à l’échelle sociale mondiale : la fortune personnelle de 225 personnes (ce n’est pas beaucoup 225 personnes), est égale aux revenus cumulés de 2,5 milliards d’êtres humains. Vous voyez l’immensité de la disproportion et de la démesure.
3. La démesure on la trouve aussi à l’origine de la crise financière et de l’insoutenabilité financière du modèle dans lequel nous sommes depuis une trentaine d’années. Il y a un chiffre particulièrement éclairant qui la met en évidence.  c’est à un ancien responsable de la Banque Centrale de Belgique, BERNARD LIETAER, qu'on la doit. Il avait mis en évidence, avant la faillite de la banque Lehmann Brother, à l’automne 2008, que sur les 3200 milliards de $ qui s’échangeaient quotidiennement sur les marchés financiers, la part qui correspondait à des biens et des  services réels qui s’échangeaient, qui correspondaient donc à l’économie réelle, par  rapport à l’économie spéculative, c’était  moins de 3% des échanges, 2,7% exactement. Cela c’est aussi de la démesure.
Un système qui vit de la démesure est un système insoutenable et un jour ou l’autre ce système finit par s’effondrer.

4. C’est vrai sur le plan économique mais c’est vrai aussi sur le plan politique. Vous avez là un autre exemple de démesure, cette fois dans le rapport au pouvoir qui aboutit à un autre effondrement. Celui de l’Empire Soviétique il y a une vingtaine d’années.
A l’échelle de l’Histoire, on peut considérer  qu'il y a deux grands effondrements. D'une part, ce qu’on vit depuis trente ans, c'est une espèce de logique de dérégulation à outrance. On assiste à l’effondrement du modèle de ce qu’on pourrait appeler l’ultra capitalisme (qui n’a rien à voir avec une économie régulée).
Et d'autre part, l’effondrement du modèle ultra dirigiste qui était représenté par le système soviétique. Dans les deux cas vous avez de la démesure.
Dans un cas c’est de la démesure dans le rapport à la nature, à la richesse, dans l’autre cas c’est de la démesure dans le rapport au pouvoir.
Quand il y a démesure, à terme, on sait qu’un système va s’effondrer. On ne sait pas quand, on ne sait pas quelle est l’allumette va mettre le feu à la plaine, mais la plaine est sèche. On sait qu’un jour ou l’autre le système va s’effondrer.
Dans l’Histoire des civilisations vous avez toujours eu des phénomènes de même nature. Mais ce qui est intéressant c’est de voir que cette démesure est elle-même liée à des formes de mal-être, à des formes de mal de vivre, à des formes de maltraitance. C'est un point important. En effet, si nous voulons introduire la partie positive de l’art de vivre, des changements de mode de vie, de production, mais aussi de changement de relations, de changement de rapport à la richesse, au pouvoir, à la vie elle-même, à la nature, il faut bien comprendre en quoi le mal de vivre, le mal-être et la maltraitance sont elles-mêmes au cœur de la démesure.

La démesure au niveau planétaire

Pour le montrer, je partirai d’abord des chiffres des Nations-Unies. Dans le rapport mondial sur le développement humain, le programme des Nations-Unies pour le développement avait mis ces chiffres en évidence d’une façon particulièrement significative. Le rapport date de 1998 et les chiffres ont bien sûr bougé au cours de ces vingt dernières années, mais les proportions sont restées les mêmes.
Que disait ce rapport ? Une mise en évidence de ce que, d’un côté, il faudrait faire pour s’attaquer aux grands maux de l’humanité :
- le problème de la faim, 
- le problème de l’accès à l’eau potable, 
- le problème du logement,
- le problème des soins de base.
Donc ce qui fait qu’il y a des situations totalement inacceptables pour plusieurs milliards d’êtres humains. Et le programme des Nations-Unies est arrivé à la conclusion que ces problèmes étaient parfaitement solubles.
Qu’on pouvait nourrir, qu’on pouvait permettre l’accès à l’eau potable, qu’on pouvait assurer un logement décent et  qu’on pouvait soigner la plupart des grandes maladies mortelles avec un programme qui était relativement peu coûteux.
Les ressources existaient, les techniques existaient, la possibilité de groupes humains sur place capables de les appliquer existaient, et sur le plan strictement monétaire, ils avaient estimé, qu’il fallait, à l’époque, 40 milliards de $ supplémentaires par rapport aux 40 milliards qui existaient déjà sous la forme d’aide publique.
Avec ces 40 milliards supplémentaires, il était possible 
    d’éradiquer la faim, 
   de permettre l’accès à l’eau potable, 
  d’assurer des logements décents pour les 6 milliards d’êtres humains de l’époque.
Et comme évidemment, tout le monde s’écriait : "Vous ne vous rendez pas compte, 40 milliards où va-t-on les trouver ?", le rapport des Nations-Unies avait eu l’idée de mettre en évidence 3 grands budgets. C’était le budget des  dépenses annuelles de la publicité, dans le domaine de la drogue et des stupéfiants et dans le domaine de l’armement. Le résultat était extrêmement éloquent.
• Rien que pour la publicité on dépensait en 1998, 400 milliards de $ annuels, donc dix fois plus que les sommes que l’on recherchait et qu’on prétendait ne pas trouver pour la faim, l’eau potable, les soins de base et le logement.
Quelque soit l’admiration que l’on peut avoir pour la créativité des publicitaires et des communicants, il est difficile de faire croire que la publicité est un besoin vital qui prime sur celui de la faim ou de l’accès à l’eau potable, mais rien que la publicité c’était déjà 10 fois plus.
• L’économie de la drogue et des stupéfiants c’était aussi 10 fois plus : 400 milliards de $ en 1998, (et c'est un minimum, parce qu’on sait bien que la part souterraine de l’économie de la drogue est très importante).
• Enfin, du côté des budgets de défense et d’armement, les politiques guerrières au sens large du terme, là, on battait tous les records puisque c’était 20 fois plus. C’était 800 milliards de $ à l’époque.

Mal-être, maltraitance et mal de vivre.

Or quand vous regardez ce qui se passe dans ces trois budgets, mon hypothèse c’est que ce sont des dépenses liées à du mal-être, à de la maltraitance et au mal de vivre.
• Du côté de la drogue et de l’économie des stupéfiants c’est une évidence, on ne se drogue pas durablement et avec des drogues dures par curiosité intellectuelle. L'idée même de se droguer durablement avec des drogues dures, c’est quand on ne va pas bien que cela se passe ! L’économie mondiale de la drogue, par exemple, repose sur 5 millions de drogués lourds aux USA et de drogués durables. Ce sont de gens qui ne vont pas bien. L’économie de la drogue, c’est massivement une économie du mal-être du mal de vivre.
• L’économie de la guerre, c’est la même chose. Que fait-on avec ces 800 milliards de $ (qui entre-temps sont devenus aujourd'hui plutôt 1200 à 1300 milliards de $) ? Eh bien pour l’essentiel on gère des logiques de peur, de domination et de maltraitance. On sait bien, hélas, que les budgets militaires servent très peu là où ce serait nécessaire c’est-à-dire à assurer des formes effectives de protection. La plupart du temps, on est dans des logiques de course aux armements. Et ce qui motive une course aux armements, c’est la peur de l’agression de l’autre dont on se défend en se donnant la capacité de mener des guerres dites préventives, qui persuadent du coup les autres qu’ils ont aussi des raisons de s’inquiéter.
C’est comme ça que les courses aux armements se sont engendrées dans l’Histoire de l’humanité.
Donc on peut dire que le gros paquet de ces 800 milliards de $ de 1998, de ces 12 à 13 milliards actuels, c’est aussi des formes de maltraitance, des formes de domination, de peurs.
On est aussi dans une forme de mal de vivre.
• Prenons maintenant la publicité. Qu’est-ce qui se joue dans la publicité ? L’essentiel de la publicité n’est pas de l’information sur des produits nécessaires pour répondre à ses besoins vitaux. D'ailleurs, si c’était le cas, l’essentiel de la publicité serait destiné à vanter les mérites de choses essentielles, par exemple à donner de l’information sur les grandes campagnes sur l’eau, sur la lutte contre la faim, sur l’appui aux organisations humanitaires. Mais on sait bien que ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit. L’essentiel de la publicité, l’essentiel de ces 400 milliards de $, qui sont aujourd’hui plutôt 600 ou 650 milliards de $ de dépense annuelle, ce sont des financements qui tournent en rond dans des sociétés que l’on appelle des sociétés de consommation, qui sont de plus en plus des sociétés de "consolation", comme le signifiait le lapsus d'un intervenant dans un débat à Lille. Ce lapsus était tout à fait révélateur et pointait un élément fondamental des sociétés du stress, de la course, de la compétition, de la destruction écologique.
Nous avons une publicité qui va nous parler de quoi ? Qui va nous parler de beauté, qui va nous parler d’amour, qui va nous parler de bonheur, qui va nous parler de sérénité. Ce sont toujours des paysages magnifiques, des gens souriants et sereins, qui vous donnent envie d’accéder à leur propre joie de vivre c’est-à-dire que la publicité vous vend de la joie de vivre.

Donc, si l'on pense aux trois grandes aspirations d’un être humain :
- sa capacité d’harmonie avec la nature, la beauté,
- sa capacité d’harmonie avec ses semblables, l’amour, l’amitié, la paix ou
- sa capacité d’harmonie intérieure, la sérénité, l’authenticité, 
ces trois grandes promesses, nous sont proposées par la publicité. Mais elles le sont dans des conditions totalement perverses et mensongères et qui vont produire un double effet pervers.
D'une part, un effet pervers du côté du consommateur qui évidemment après un bref moment de satisfaction va retrouver le chemin de la frustration et de la déception. On lui promet du bonheur, de la beauté, de l’amour etc. mais dans ce qu'on  lui propose, le bonheur, la beauté et l’amour sont loin d’être au rendez-vous.
Mais comme le message est de dire : "Si vous n’êtes pas satisfait c’est que vous n’en n’avez pas pris assez", on est dans une logique du toujours plus, qui n’est rien d’autre qu’une logique de l’addiction. Il y a un rapport assez étroit avec ce qui se passe dans l’économie des stupéfiants, ça entraîne une boulimie de consommation qui elle-même va générer de nouvelles frustrations.

D'autre part, ce toujours plus à un pôle génère un toujours moins à un autre pôle. Quand vous prenez les problèmes vus du côté de la malnutrition, l’accès à l’eau potable, aux soins de base, etc. vous voyez bien le lien qu’il y a à l’échelle planétaire entre ce qu’on pourrait appeler les deux misères : la misère matérielle à un bout de la chaîne, qui est elle-même liée à la misère éthique, affective, spirituelle, (je prends le mot spirituel au sens laïque du terme, il y a des spiritualités athées ou agnostiques) à l’autre bout.

Quand un être humain, et c’est aussi vrai individuellement que collectivement, ne peut pas vivre pleinement sa qualité de conscience et sa vie de l’esprit, c’est une misère, c’est une souffrance.
Cette misère spirituelle, affective, à un pôle et cette misère matérielle à un autre pôle s’entretiennent, elles ont un rapport systémique. Et d’une certaine façon les chiffres des Nations-Unies que je vous commente à l’instant viennent apporter la démonstration à une phrase de Gandhi qui disait : "Il y a suffisamment de ressources sur cette planète pour répondre aux besoins de tous,. En revanche il n’y en a pas assez s’il s’agit de satisfaire l’avidité, la cupidité, le désir de possession de quelques-uns".

Désir et besoin

Pourquoi ce phénomène ? Là on touche à un enjeu à la fois d’ordre philosophique, et en même temps directement  d’ordre politique et social. C’est que derrière ce désir illimité, vous avez une question que tous les êtres humains rencontrent et qui est tout simplement notre rapport à la mort, question rarement évoquée et pourtant centrale.
Qu’est-ce qui caractérise l’humanité ?  C’est que nous sommes des animaux conscients, et conscients de notre propre finitude. Donc fondamentalement, ce qui nous spécifie dans l’univers, c’est ce couple formé par la conscience de la mort et la conscience de notre propre finitude.
Qu’est-ce qu’on fait quand on a conscience de la mort, même si cette conscience est souterraine et qu’on a mis des pelletées de terre dessus, parce qu’en nous se déclenche la lutte contre la mort ?

Qu’est-ce que la lutte contre la mort? 
Un autre nom du désir.
                                                                                                            
Le désir est limité dans son énergie, le besoin, lui, est autorégulé par la satisfaction.
J’ai faim. Après avoir mangé un plat délicieux, si on m'en propose d'autres, il y a un moment où je ne pourrai plus parce que les besoins sont autorégulés par la satisfaction.
Le désir, lui, qui est dans son rapport avec la mort, n’a pas de limites. Il a une énergie extraordinaire.
C’est avec le désir au sens propre comme au sens figuré que l’humanité est capable de déplacer des montagne.
Lorsque le désir est dans l’ordre de l’être, il n’y a pas de problème, vous pouvez avoir un désir illimité de beauté, de paix, de sérénité, non seulement ça vous fait du bien mais ça fera du bien aussi à autrui.
Mais si vous le transférez ce désir illimité dans l’ordre de l’avoir, alors là vous allez créer de la rareté artificielle parce que vous avez beau poursuivre votre désir à vous, vous serez toujours insatisfait et votre désir du toujours plus dans l’ordre de l’avoir va créer effectivement de la misère à l’autre bout de la chaîne.

La réalité du désir d'avoir en profondeur, c’est en fait le rapport à la mort. Et tant que l’on n’a pas fait face à cette situation, qu’on n’a pas découvert que la meilleure façon, face au rapport à la mort, c’est de vivre intensément sa propre vie, tant que l’on croit que c’est dans la course à l’avoir que l’on va y répondre, eh bien, on est  dans cette situation de double misère que j’évoquais à l’instant.

C’est vrai sur le plan individuel mais c’est vrai aussi sur le plan collectif, sur le plan de l’Histoire des sociétés. Quand on a rassemblé ces divers éléments, la question de la démesure, qui est à la fois dans le défi écologique, dans le défi social,  dans le défi de la crise financière ou dans le défi politique, la question du mal-être et du mal de vivre, c’est la démesure.

LIRE LA SUITE

Aucun commentaire: