29 mars 2020

"Que ce soit pour le Sida, Ebola ou le Covid-19, on est confronté à un même souci: la biodiversité est maltraitée"

 https://www.lalibre.be/planete/environnement/francois-gemenne-du-corona-au-climat-je-redoute-tres-fort-l-opportunite-gachee-5e7f7c70d8ad5816317fa0f7


Sabine Verhest LLB, lundi 30 mars 2020


Un loup qui vagabonde sur les pistes de Courchevel, des oiseaux qui chantent dans le ciel d’Orly, des dauphins qui s’aventurent dans le port de Cagliari: à se balader sur les réseaux sociaux, il semble bien que, quand les Hommes ne sont pas là, les animaux dansent. Les photos et vidéos - réelles ou imaginaires (*) - de la revanche de la faune sur les humains confinés sont devenues virales. Comme si l’idée de la renaissance de la nature donnait du sens à l’épreuve que nous traversons; nous rassure sur le fait que la planète se révèle suffisamment forte pour survivre à ce que nous lui faisons subir.

"Attention aux formules quasi religieuses du type: ‘la nature reprend ses droits’ ou ‘la Terre se venge’", avertit cependant François Gemenne, spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement (ULg et SciencesPo). "Ce n’est pas comme ça qu’on va penser rationnellement l’après-crise." Ni réinventer un modèle, soucieux de la nature et de l'interdépendance du vivant.

Confinés, nous nous en émerveillons tous: "Des animaux sont un petit peu moins sous pression des activités humaines. Des oiseaux sont un peu plus tranquilles pour nicher, des mammifères se baladent de manière un petit peu plus libre", constate Philippe Grandcolas, directeur de recherche au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris. "Mais c’est du très court terme, de l’accessoire, qui est charmant, mais qui malheureusement ne va pas durer", rappelle-t-il. "Ce qui m’attriste, c’est qu’on ne laisse aux animaux et aux plantes que des rôles accessoires de décors naturels. Quand on entend parler de biodiversité autour du Covid-19, c’est sur un mode amusant ou distractif. On ne les considère jamais comme des acteurs de nos vies, alors qu’en réalité des questions de biodiversité sont à l’origine du Covid-19."

L'origine animale de l'épidémie

Chauve-souris en soupe, pangolin en steak ou autre, c’est bien un animal sauvage qui est soupçonné d’avoir transmis le coronavirus à l’homme sur un marché de Wuhan. Aussi peut-on "espérer une prise de conscience", poursuit le spécialiste de l’évolution des faunes. On en a déjà vu des signes. La Chine a décidé, le 24 février, d’interdire "complètement" le commerce d’animaux sauvages, d’"abolir la mauvaise habitude de trop (en) consommer et protéger efficacement la santé et la vie de la population", selon les propos officiels. La vente de pangolin, le mammifère le plus braconné au monde, a chuté au Gabon - les acheteurs chinois ont déserté les marchés de Libreville. "Le danger, c’est qu’on encourage la vente sous le manteau", embraie Philippe Grandcolas, "mais on ne peut pas ne rien faire sur le plan réglementaire sous prétexte qu’on crée des trafics"

La consommation de viande de brousse est très ancrée dans la culture et les habitudes de nombreux pays. "Comme chez nous en fait. La différence, c’est qu’en Europe, si l’on chasse des sangliers ou des chevreuils, on ne risque pas grand-chose au plan sanitaire. Si l’on chasse des animaux dans les forêts tropicales, où la biodiversité est beaucoup plus forte, on prend des risques nettement plus importants." Mais, poursuit-il, "je pense qu’il y aura des personnes, y compris des personnes en difficulté matérielle qui doivent se soucier de ce qu’elles mangeront demain, qui se méfieront un peu plus".

Pour autant, "la prise de conscience ne va pas aller jusqu’au bout", pronostique Philippe Grandcolas. L’énergie que les êtres anthropocentriques que nous sommes déploient pour lutter contre la pandémie de Covid-19 dépasse largement celle que nous sommes prêts à mettre pour lutter contre les atteintes à la biodiversité qui, précisément, entraînent des pandémies. "L’empathie qu’on ressent pour les animaux est fonction de la distance évolutive. Or, une majeure partie de la biodiversité (sur les 2 millions d’espèces connues et les probablement 10 millions existantes) n’est pas faite de primates anthropoïdes. On ne s’en soucie donc pas directement."

Il est pourtant urgent d'effectuer des recherches sur l'origine animale de l'épidémie et étudier la chaîne de transmission des coronavirus, insiste le professeur émérite à Sorbonne Université, Didier Sicard. "Ce qui me frappe toujours, c’est l’indifférence au point de départ. Comme si la société ne s’intéressait qu’au point d’arrivée: le vaccin, les traitements, la réanimation", explique ce spécialiste des maladies infectieuses, sur France Culture. "Mais pour que cela ne recommence pas, il faudrait considérer que le point de départ est vital. Or c’est impressionnant de voir à quel point on le néglige. L’indifférence aux marchés d’animaux sauvages dans le monde est dramatique."
Il s’agit aussi, selon Philippe Grandcolas, de réaliser que la biodiversité ne se résume pas aux pays du Sud, à l’Amazonie défrichée, à l’Australie en feu, à l’Afrique ou l’Asie où l’on mange (à nos yeux) de drôles de bêtes. "La biodiversité est partout et l’on aurait tous besoin de se comporter mieux avec elle", insiste-t-il. "Nous-mêmes, en Europe, avons des problèmes de ce type dont on ne parle pas. En France, on tue chaque année, sur arrêtés préfectoraux, plus d’un million de renards, qui sont considérés comme nuisibles. On ne maîtrise donc pas correctement la population de rongeurs qui participent à l’expansion de la maladie de Lyme."

La crise sanitaire que nous traversons doit être l’occasion de "comprendre que ce scénario peut recommencer", insiste Philippe Grandcolas. Que ce soit pour le Sida, Ebola ou le Covid-19, "on est toujours confronté à un même souci, qui est notre mauvaise relation à la biodiversité. Sans cette explication, un bon comportement n’émergera pas de manière générale, en aucun cas".
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(*) Les images animalières, des centaines de milliers de fois partagées, ne témoignent pas toutes de la réalité, comme le rapporte le National Geographic. Voir des cygnes voguer près de Venise n’a rien d’anormal. Aucun dauphin n'est parti visiter les canaux (vraiment limpides) de la cité des Doges. Et les éléphants qui s’enivrent d’alcool de maïs avant de s’endormir dans une plantation de thé du Yunnan sont aussi réels que leurs roses congénères de la Delirium Tremens.

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François Gemenne: du coronavirus au climat, "je redoute très fort l’opportunité gâchée"


Sabine Verhest, LLB, publié le lundi 30 mars

© NASA
Le confinement a du bon. L’arrêt des usines, la baisse du trafic aérien et routier, la chute de la consommation se sont accompagnés d’une diminution nette de la pollution. Les images de la Nasa l’ont clairement montré au-dessus de la Chine. De même, "la chute des émissions de dioxyde de carbone au-dessus de la plaine du Pô dans le nord de l’Italie est particulièrement évidente" , remarque Claus Zehner, de l’Agence spatiale européenne. En termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre, 2020 sera vraisemblablement une année où la qualité de l'air s'est sensiblement améliorée.

 Le nombre de vies épargnées grâce à la baisse de la pollution atmosphérique sera-t-il supérieur au nombre de vies perdues à cause du coronavirus ? Il est trop tôt pour l'affirmer. Selon l’Agence européenne de l’environnement , le dioxyde d’azote est responsable de 68.000 décès prématurés par an dans l’Union (dont 1.600 en Belgique). Le Covid-19 a emporté plus de 20.000 Européens jusqu'à ce jour. Quant aux chiffres chinois de morts du coronavirus, ils sont vraisemblablement sous-évalués . 
Au rayon des tendances positives, "un certain nombre d’habitudes prises pendant le confinement pourraient perdurer par la suite, par exemple davantage de recours au télétravail ou une limitation des déplacements inutiles" , relève François Gemenne, spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement (ULg et SciencesPo) et membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. "Des mesures bénéficieront sur le long terme à la santé publique également, comme l’habitude de se laver les mains."

L'idée d'une taxe carbone 


L’occasion est belle, aussi et surtout, d’oser une véritable transition écologique. Selon Glen Peters, du Centre de recherche internationale sur le climat et l’environnement d’Oslo, "nous avons là une opportunité d’investir de l’argent dans des changements structurels, qui pourront réduire les émissions après la reprise de la croissance économique, en développant notamment des technologies propres" . Pour le climatologue Jean-Pascal van Ypersele, "c’est le bon moment pour instaurer une vraie taxe CO2 sur les carburants, le mazout et le gaz fossile ! Leur prix ayant fortement baissé, ce sera indolore. Cela permettra de dégager des ressources pour compenser les effets de la crise" , dit-il, à l’adresse des "gouvernements (qui) cherchent des ressources pour financer une relance économique après le Covid-19" .

"Il y a effectivement une opportunité fantastique aujourd’hui" , pense François Gemenne, "mais je crains fort que ce ne soit pas la voie dans laquelle les gouvernements se dirigent" .

Le branle-bas de combat pour freiner la pandémie montre que les gouvernements peuvent prendre des mesures urgentes, radicales et même très coûteuses pour l’économie face à un danger immédiat. "Mais le risque est de donner aux gens l’impression que, pour lutter contre le changement climatique, il faut mettre l’économie à l’arrêt. Je crains beaucoup que, une fois la crise passée, les gens rejettent massivement toute mesure contraignante sur le mode: ‘on a déjà donné pour le coronavirus, on ne va pas en reprendre une couche pour le changement climatique’."

On risque dès lors plutôt de voir un effet de rebond très fort de la consommation, des émissions de gaz à effet de serre et de la pollution à la sortie de la crise sanitaire, encouragé, qui plus est, par des plans de relance massifs favorisant les industries fossiles, comme on en voit déjà au Canada et aux États-Unis. "La tentation sera grande, pour les gouvernements, de remettre une pièce dans la machine d’avant plutôt que d’essayer d’inventer une nouvelle machine qu’on n’aura pas eu le temps d’inventer. Je redoute très fort l’opportunité gâchée."

Finalement, "l’effet positif de long terme le plus significatif pour le climat et pour l’environnement serait de faire élire un Démocrate en novembre à l’élection présidentielle américaine” , pense François Gemenne.

“C’est globalement l’état de l’économie américaine qui est le facteur-clé, historiquement, dans cette élection et qui porte Donald Trump très haut aujourd’hui. Malgré le plan gigantesque qui vient d’être voté par le Congrès mardi, il y aura quand même un ralentissement de l’économie américaine et un taux de chômage plus important qui pourraient lui coûter l’élection, même s’il y a pour le moment 60 % d’Américains qui approuvent sa gestion de la crise du coronavirus et l’idée de relancer l’économie plutôt que de sauver des Américains.”

Le changement climatique, une transformation irréversible

Un Démocrate à la Maison-Blanche permettrait sans doute de redonner des couleurs à la lutte contre le changement climatique, dont l'urgence, réelle, apparaît moins clairement que celle de la "guerre" (comme dit Emmanuel Macron) contre la propagation du coronavirus. Il s'agit pourtant d’une transformation irréversible, contre laquelle on ne trouvera aucun vaccin.

Comparer les deux crises et leur prescrire les mêmes remèdes n’apparaît dès lors pas relevant à François Gemenne. Les pays les plus touchés par le coronavirus sont actuellement des pays industrialisés, au sein desquels personne n’est épargné, ni les plus riches, ni les célébrités d’Hollywood, ni les sportifs de haut niveau ni les chefs d’État et de gouvernement. "On a donc une certaine impression de proximité et d’immédiateté face à la menace du coronavirus" , note le professeur. Le changement climatique, en revanche, "touche en premier lieu les plus pauvres et les pays du Sud. On a l’impression qu’il arrivera d’abord aux autres. C’est une différence tout à fait fondamentale" .

Les efforts que nous sommes prêts à (ou contraints de) faire en cette période de confinement ne sont acceptables de surcroît que parce qu’ils sont temporaires. "Nous avons un désir de retour à la normale le plus rapide possible" et, redoute François Gemenne, "ce retour à la normale sera un retour vers le passé plutôt qu’une projection vers le futur ou l’invention d’une nouvelle normale, une normale post-carbone" .

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